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Antonin Artaud

VAN GOGH LE SUICIDÉ DE LA SOCIÉTÉ

© Librorium Editions 2019

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INTRODUCTION

On peut parler de la bonne santé mentale de van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche, dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage,

tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel.

Et ceci n’est pas une image, mais un fait abondamment et quotidiennement répété et cultivé à travers toute la terre.

Et c’est ainsi, si délirante que puisse paraître cette affirmation, que la vie présente se maintient dans sa vieille atmosphère de stupre, d’anarchie, de désordre, de délire, de dérèglement, de folie chronique, d’inertie bourgeoise, d’anomalie psychique (car ce n’est pas l’homme mais le monde qui est devenu un anormal), de malhonnêteté voulue et d’insigne tartufferie, de mépris crasseux de tout ce qui montre race,

de revendication d’un ordre tout entier basé sur l’accomplissement d’une primitive injustice,

de crime organisé enfin.

Ça va mal parce que la conscience malade a un intérêt capital à cette heure à ne pas sortir de sa maladie.

C’est ainsi qu’une société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient.

Gérard de Nerval n’était pas fou, mais il fut accusé de l’être afin de jeter le discrédit sur certaines révélations capitales qu’il s’apprêtait à faire,

et outre que d’être accusé, il fut encore frappé à la tête, physiquement frappé à la tête une certaine nuit afin de perdre la mémoire des faits monstrueux qu’il allait révéler et qui, sous l’action de ce coup, passèrent en lui sur le plan supranaturel, parce que toute la société, occultement liguée contre sa conscience, fut à ce moment-là assez forte pour lui faire oublier leur réalité.

Non, van Gogh n’était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III.

Car ce n’est pas un certain conformisme de mœurs que la peinture de van Gogh attaque, mais celui même des institutions. Et même la nature extérieure, avec ses climats, ses marées et ses tempêtes d’équinoxe ne peut plus, après le passage de van Gogh sur terre, garder la même gravitation.

À plus forte raison sur le plan social, les institutions se désagrègent et la médecine fait figure de cadavre inutilisable et éventé, qui déclare van Gogh fou.

En face de la lucidité de van Gogh qui travaille, la psychiatrie n’est plus qu’un réduit de gorilles eux-mêmes obsédés et persécutés et qui n’ont, pour pallier les plus épouvantables états de l’angoisse et de la suffocation humaines, qu’une ridicule terminologie,

digne produit de leurs cerveaux tarés.

Pas un psychiatre, en effet, qui ne soit un érotomane notoire.

Et je ne crois pas que la règle de l’érotomanie invétérée des psychiatres puisse souffrir aucune exception.

J’en connais un qui se rebella, il y a quelques années, à l’idée de me voir ainsi accuser en bloc tout le groupe de hautes crapules et de faiseurs patentés auquel il appartenait.

Moi, Monsieur Artaud, me dit-il, je ne suis pas un érotomane, et je vous défie bien de me montrer un seul des éléments sur lesquels vous vous basez pour porter votre accusation.

Je n’ai qu’à vous montrer vous-même, Dr L., comme élément,

vous en portez sur votre gueule le stigmate,

bougre d’ignoble saligaud.

C’est la binette de qui introduit sa proie sexuelle sous la langue et la retourne ensuite en amande, pour faire figue d’une certaine façon.

Cela s’appelle faire son beurre et trier son propre persil.

Si dans le coït vous n’avez pas obtenu de glousser de la glotte d’une certaine façon que vous connaissez, et de gargouiller en même temps du pharynx, de l’œsophage, de l’urètre et de l’anus,

vous ne pouvez pas vous déclarer satisfait.

Et il y a dans votre tressautement organique interne un certain pli que vous avez pris, lequel est le témoin incarné d’un stupre immonde

et que vous cultivez d’année en année, de plus en plus, parce que socialement parlant, il ne tombe pas sous le coup de la loi, mais il tombe sous celui d’une autre loi où c’est toute la conscience lésée qui souffre, parce qu’en vous comportant de la sorte, vous l’empêchez de respirer.

Vous décrétez de délire la conscience qui travaille, tandis que, d’autre part, vous l’étranglez avec votre ignoble sexualité.

Et voilà justement le plan où le pauvre van Gogh était chaste,

chaste comme un séraphin ou une vierge ne peut pas l’être, parce que c’est eux justement

qui ont fomenté

et alimenté à l’origine la grande machine du péché.

Peut-être, d’ailleurs, Docteur L., êtes-vous de la race des séraphins iniques mais, par grâce, laissez les hommes tranquilles,

le corps de van Gogh sauf de tout péché fut sauf aussi de la folie que, d’ailleurs, le seul péché apporte.

Et je ne crois pas au péché catholique,

mais je crois au crime érotique dont justement tous les génies de la terre,

les aliénés authentiques des asiles se sont gardés,

ou alors, c’est qu’ils ne furent pas (authentiquement) des aliénés.