Couverture

Edgar Wallace

SANDERS

© Librorium Editions 2019

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CHAPITRE PREMIER

LA MAGIE DE LA PEUR

Tout ceci advint pendant l’absence de leurs Excellences et ne serait pas survenu sans cette éventualité.

Son Excellence l’Administrateur des Territoires Réservés, ayant pris sa retraite, était parti au milieu des feux de salve et de l’hymne national, exécuté par des musiciens presque blancs qui, tous, et surtout le cornet à pistons, avaient tendance à jouer faux. La nouvelle Excellence subissait les tortures de la goutte dans le Devonshire, à Budleigh Salterton, d’où son départ était indéfiniment ajourné.

Un changement opéré dans l’Administration ne modifiait à peu près en rien l’existence des habitants de la Grande Rivière, et le capitaine Hamilton, des Houssas du Roi, se dirigeant avec colère vers la case qui abritait son jeune subordonné, n’en était guère affecté, pour sa part.

Son mécontentement était justifié, car le lieutenant Tibbetts avait commis l’impardonnable crime d’écrire aux gazettes ; c’était là une de ses faiblesses. Hamilton était moite et furieux, car le soleil était ardent et la chaleur du sol jaune de ce four qu’on appelait le terrain d’exercice le brûlait à travers les semelles de ses souliers.

Les casernements qui limitaient un des côtés du champ de manœuvre s’enveloppaient d’une vapeur chaude et le capitaine apercevait les palmiers d’Isisi au travers d’une brume ; les oiseaux se taisaient accablés par la chaleur.

Ouvrant d’un coup de pied la porte de la case du lieutenant, Hamilton entra en soufflant de dégoût. M. Tibbetts, surnommé Squelette, était couché sur son lit, revêtu d’un costume aveuglant et constitué par un pyjama pourpre alternativement rayé de vert et de jaune.

Hamilton jeta sur la table la feuille qu’il tenait au moment où Squelette ouvrait un œil.

« Bonjour, monsieur, dit celui-ci, légèrement étourdi. Est-ce qu’il pleut toujours ?

— Bonjour, grinça Hamilton. Le dîner est dans une heure et j’ai quelque chose à vous dire, Squelette. »

Squelette se rendormit.

« Réveillez-vous et cachez vos pieds hideux. »

Les paupières du dormeur battirent, il murmura qu’il ne comprenait pas de quoi il était question ; il avait cependant vu le journal et reconnu les lettres gothiques du titre.

« La question, Squelette, dit Hamilton d’un air terrible, c’est que nul mieux que vous ne sait quelle faute grave c’est pour un officier d’écrire aux journaux sur un sujet quelconque. Ceci, – il frappa sur le journal plié sur la table, – ceci est une énormité…

— Le Surrey Star et Middlesex Plain Dealer, monsieur, murmura Squelette, les yeux fermés, image de la patience et de la résignation, auxquels s’ajoutent, monsieur, le Sunbury Herald et Molesey Times, monsieur. »

Son long corps était moelleusement étendu, ses mains jointes sous sa tête ; ses immenses pieds dépassaient l’extrémité de son lit. Il avait l’air et le ton de quelqu’un qui, profondément blessé, pardonne à ses ennemis.

« Peu importe dans quel journal vous écrivez…

— Auquel vous écrivez, cher vieil officier, murmura Squelette. Soyons de chic vieux grammairiens, monsieur et supérieur ; ne nous mettons pas à déformer la langue.

— Levez-vous, homme indiscipliné, et mettez-vous sur vos gros pieds, » siffla le capitaine des Houssas.

Le lieutenant Tibbetts n’ouvrit pas même les yeux.

« Est-ce une discussion amicale ou non, cher vieux monsieur ? pria-t-il. Est-ce une visite d’ami ou un conseil de guerre, cher vieux Ham ? »

Hamilton le saisit par le col de soie de son pyjama et le mit brutalement debout.

« Voies de fait, dit Squelette tranquillement. Fou d’envie, le capitaine frappe un brillant jeune officier d’avenir. Le conseil de guerre trouve le chic vieux capitaine coupable et il s’empoisonne.

— Vous ne serez jamais journaliste, dit Hamilton. (Ici Squelette salua gravement.) Primo, vous ne savez pas mettre l’orthographe !

— Le cher vieux Napoléon non plus, dit Squelette avec fermeté, ni le gentil vieux Washington. Mettre l’orthographe est un signe de faiblesse d’esprit. Vous le savez fort bien, cher vieux Démosthène.

— La question est celle-ci et c’est très sérieux. – Hamilton poussa son cadet vers le lit où il retomba docilement. – Il vous est interdit d’écrire des articles politiques suggérant qu’il serait opportun que le secrétaire d’État vînt voir de « ses yeux… » – Hamilton chercha le paragraphe incriminé et lut : « … le travail accompli par de jeunes officiers inconnus (sauf des indigènes qui les adorent) auxquels justice n’est pas rendue… »

Squelette haussa ses épaules étroites ; son silence était empreint d’un respect offensant.

« Vous n’écrirez plus de lettres personnelles, Squelette, que ce soit à l’Étoile, la Comète, la Lune, le Soleil, ou tout autre membre du système solaire.

— Ne mêlons pas la religion à cette discussion, cher vieux Ham », fit Squelette d’une voix étouffée.

 

Il est plus que douteux que M. Nickerson Haben eût ouï parler de ce représentant de la conscience publique : l’Étoile du Surrey et Middlesex Plain Dealer. Accorder une pensée à un journal tirant à moins d’un million d’exemplaires n’était pas son fait.

Et pourtant la publication des lettres de Squelette coïncida avec un moment critique de la vie de Haben, justifiant presque les orgueilleuses manifestations auxquelles se livra dans la suite l’Étoile de Surrey, dont le rédacteur en chef n’hésita pas à écrire : « Ce que l’Étoile pense aujourd’hui, le Gouvernement le fait demain. »

Nickerson Haben partit en effet presque immédiatement après pour inspecter « de visu » les Territoires. Âgé d’environ trente-cinq ans, il avait le monde à ses pieds et personne ne s’avisait de demander pourquoi. De figure pâle, de poitrine étroite, une boucle de ses épais cheveux noirs retombait sur son front dans ses moments de débordement oratoire ; ses yeux étaient enfoncés, ses lèvres minces, ses joues creuses, ses longues mains blanches. Nickerson fit irruption à la Chambre des Communes, tourbillon de discours qui bouleversa une phalange d’hommes rassis et de citoyens conservateurs. La force persuasive de son verbe, ses critiques acerbes troublaient la correcte et impavide atmosphère du Parlement. De sorte que les ministres s’agitaient avec inquiétude sous ses sarcasmes, et les chefs de groupe réunis dans les couloirs l’entendaient nommer avec irritation. Homme de parti il se gardait bien de blesser les susceptibilités de ses propres chefs ; s’il lui arrivait de les critiquer, il se bornait à répéter d’un ton conciliant ce qu’eux-mêmes avaient à demi confessé.

À la chute d’un certain ministère, M. Haben, abandonnant un siège sûr, battit le candidat du comité de West Monrouth et fit une rentrée triomphale à Westminster.

Le nouveau cabinet en fit d’abord un sous-secrétaire à l’Agriculture, puis aux Affaires étrangères. Haben avait épousé la veuve de Cornélius Beit, riche Américaine de quinze ans plus âgée que lui, femme intelligente, d’humeur emportée et douée d’une parfaite connaissance des hommes. Leur intérieur, bien qu’ils fussent installés à Carlton House Terrace, n’était pas heureux. Elle avait dévoilé son caractère et deviné en lui l’arrogance de l’homme qui s’est fait lui-même et qui est arrivé un peu trop jeune. Elle confia un jour à une amie intime que Nickerson avait un fonds de vulgarité qu’elle avait peine à supporter ; on parla même de divorce…

Ceci se passait avant l’appendicite de Mme Nickerson, qui fut parfaitement opérée par le plus célèbre chirurgien anglais, et dont la guérison semblait définitive. Nickerson, tout heureux du rétablissement de sa femme, alla à la Chambre et y prononça le plus beau discours de sa vie sur le Béloutchistan.

Trois jours après, elle était morte. Il s’était produit une de ces curieuses rechutes, inexplicables pour le profane et si redoutées du médecin. Haben était comme assommé. Ceux qui le détestaient, et ils étaient nombreux, se demandèrent comment il ferait, car la source principale de ses revenus était tarie. Ils n’eurent guère le temps de se livrer aux conjectures : le testament ouvert, il héritait de tout, moins un legs à une femme de chambre.

Nickerson Haben s’embarqua sur le premier courrier africain, combinant les affaires et le plaisir, allant dénicher les abus et chercher l’oubli.

Le lieutenant Tibbetts, des Houssas du Roi, était le grand informateur du quartier général. Combien de fois ce garçon efflanqué, à monocle, monté sur de maigres jambes avait-il apporté de nouvelles joyeuses ou calamiteuses, exagérées, pour la plupart !

Il arrivait maintenant, courant sur le sable jaune de la grève, le sac du courrier à la main, son casque derrière la tête, une surprenante nouvelle prête à jaillir de sa bouche.

Il franchit d’un bond les cinq marches du perron, se précipita dans la grande salle à manger fraîche où Hamilton déjeunait et fit choir le sac sur les genoux de son supérieur au moment précis où la tasse de café du capitaine Hamilton était délicatement tenue en l’air.

« Squelette ! cabot de plage à longues jambes ! » grogna Hamilton cherchant son mouchoir pour essuyer le moka brûlant qui inondait son pantalon blanc.

« Il vient, Ham, bredouilla Squelette, il a vu ma lettre, cher vieux monsieur, il a bouclé son chic vieux sac de voyage, et il a pris le premier train. »

Hamilton leva vivement la tête, redoutant un coup de soleil.

« Qui est-ce qui vient, benêt maladroit, demanda-t-il, partagé entre la colère et la curiosité.

— Haben, vieux monsieur… sous-secrétaire, cher vieux Ham. » – Squelette était un peu incohérent. – « Il a lu ma lettre dans la vieille Étoile ; il est maintenant dans les bureaux de l’Administration. C’est la croix pour moi, Ham, mon vieux, mais je n’accepte rien si on ne donne pas la pareille au vieux Ham. »

Hamilton montra sévèrement une chaise.

« Asseyez-vous et finissez-en avec votre attaque de nerfs. Qui vous a fait avaler cette blague ? »

C’était le second du Bassam qui avait apporté le courrier. Haben était déjà au siège de l’Administration, étant arrivé par ce même bateau. Hamilton en oublia du coup son pantalon blanc taché.

« Cela tombe diablement mal, dit-il troublé, Sanders est en route dans le haut pays… De quoi a-t-il l’air, ce Haben ? »

Squelette, pour des raisons personnelles, voulait faire du visiteur un tableau engageant ; un homme qui se dérangeait si promptement à la suite de la publication dans un journal d’une lettre signée de lui Squelette devait avoir quelque bon côté. Lui-même avait posé à l’officier du Bassam la question que lui posait maintenant Hamilton, et le second du bateau avec toute la rondeur d’un marin, avait répondu par deux mots, dont l’un était rabelaisien, et dont l’autre ne pouvait s’imprimer. Car M. Haben ne brillait pas aux yeux des catégories sociales qui lui étaient inférieures. Les domestiques le détestaient. Ses secrétaires ne faisaient qu’entrer et sortir chez lui. Un membre de la Chambre Haute, grand amateur de chevaux, l’avait jugé d’un mot : « Haben ne sait pas porter son avoine. »

« Il n’est pas si mal », répondit Squelette mensongèrement.

Le lendemain, de bonne heure, le sergent Ahmet Mahmet apporta un pigeon voyageur à Hamilton, et le capitaine des Houssas écrivit à l’adresse de Sanders ce message sur du papier à cigarettes :

« Haben, touriste Affaires étrangères, en route. Est au siège Administration faisant potin du diable. Crois feriez mieux revenir vous occuper de lui. »

Hamilton s’était rendu à bord du Bassam pour interviewer, et les mœurs de Nickerson Haben n’avaient désormais plus de secrets pour lui.

Il fixa le papier à la patte rouge du pigeon et le lança dans l’air brûlant. « Garde-toi des faucons, petit ami des soldats », dit-il suivant le rite.

 

Intimement lié au destin de Mr. Nickerson Haben, sous-secrétaire d’État était celui d’Agasaka, la femme de Chimbiri. Mr. Haben était habillé par le meilleur tailleur de Savile Row ; Agasaka ne portait pas de vêtements du tout, excepté le jupon d’herbes sèches qui ceignait sa belle taille.

Une grande femme au corps très mince, aux yeux très graves, n’aimant aucun homme, terriblement versée dans la sorcellerie, familière avec les esprits et les diables, le dos droit, le sein petit, adorée des enfants, le bras solide et si habile en sa force qu’elle lançait une sagaie plus loin qu’un jeune homme, telle était Agasaka, la femme de Chimbiri, fille de feu N’kema-N’kimi, le bûcheron.

Elle avait dix-sept ans, ce qui la rendait assez vieille pour une indigène. Les hommes l’avaient courtisée, chacun à sa manière ; gracieuse pour tous, elle n’avait de préférence pour personne.

Elle vivait chez son frère M’suru, le chasseur ; les femmes de celui-ci la haïssaient, car elle ne mentait jamais et sa franchise était entière envers son frère mûrissant quant aux nombreux amants de ses épouses. Elles l’auraient volontiers battue, mais elles connaissaient trop la puissance de son bras. Là où les mains n’osaient les langues étaient plus hardies, mais la boue jetée n’adhérait pas.

Agasaka avait vécu bien des années avec son père au cœur de la forêt, là où habite M’shimba-M’shamba, le diable terrible et fougueux qui arrache des arbres pendant que sa bouche vomit un feu ardent ; d’autres êtres puissants vivaient non loin de là, N’guro, le chien sans tête et Chikalaka-M’bofunga, le mangeur de lunes, tous à la vérité, à l’exception du lézard de feu, celui dont le regard annonce la mort. N’kema l’instruisit des mystères de la vie, de son commencement, du terrain où elle se sème. Elle connaissait des hommes la violence et la force. N’kema lui apprit encore à être la plus merveilleuse des femmes, lui enseignant la magie transmise de bouche en bouche au cours des âges et déjà vénérable à l’époque où fut posée la première pierre des Pyramides.

Les hommes avaient peur d’elle, Oboro lui-même, le sorcier-médecin l’évitait.

Son plus étrange pouvoir magique était celui-ci : elle pouvait faire paraître aux yeux des hommes et des femmes ce qu’ils désiraient le moins voir.

Un petit chef, qui avait jeté son dévolu sur elle, suivit un jour sa piste le long de la rivière, parmi les hautes herbes. Au bon moment il parut sur le sentier désert, laissant choir ses sagaies dans le fourré et la saisit par les bras, en sorte que malgré sa force elle ne pouvait se défendre.

« Agasaka, dit-il, j’ai une case dans la forêt où nulle voix de femme n’a retenti… »

Il n’alla pas plus loin, car par-dessus son épaule satinée, il vit trois léopards avançant flanc contre flanc sur l’étroit sentier. La tête basse, leurs yeux d’or brillaient de convoitise.

Il la lâcha aussitôt, et courut à ses sagaies.

Lorsqu’il se retourna, femme et léopards avaient disparu.

 

Aliki, le chasseur du village, n’avait ni crainte ni souci, car la magie ne lui était pas étrangère ; souvent, dans les bois, il avait commerce avec les diables. Une nuit il eut une vision : tandis que lui et les siens étaient assis autour d’un feu allumé devant sa case, il vit dans le feu, un grand lézard rouge qui clignait ses lourdes paupières. Aliki chercha froidement une victime dans son entourage. Calichi, le lézard du feu, est le plus accommodant des démons, il accepte un remplaçant pour l’homme ou la femme à qui ses yeux clignotants ont annoncé la mort.

Aliki passa donc en revue ses trois femmes, son père, un oncle qui était venu chasser auprès de leur village. Aucun n’était assez beau pour être sacrifié, exception faite de sa plus jeune épouse. Calichi est un diable difficile : ce qu’il y a de plus beau et de meilleur seul peut lui plaire.

La rue du village de Chimbiri, Isisi, va de la forêt à la rivière, large avenue bordée de cases, devant chacune brûlait un feu pareil à celui où Aliki avait vu le lézard et autour duquel étaient accroupis les hommes et les femmes de la hutte.

Le ciel, au-dessus des hauts arbres à gomme, était incrusté d’étoiles brillantes qui clignaient à la manière de Calichi, mais plus rapidement encore.

Aliki regarda les étoiles, puis frotta les paumes de ses mains dans la poussière pour attirer la chance, et, au même moment, il vit paraître la seconde femme de son voisin, créature élancée de dix-huit ans, nymphe sculptée dans l’acajou, droite et souple, nue jusqu’à la ceinture de son jupon d’herbes. Aliki connut alors qu’il avait trouvé le remplaçant convenable, et il prononça tout bas le nom de la femme en fixant les yeux du lézard. La bête disparut alors peu à peu ; Aliki comprit que le dieu approuvait son choix. Cette même nuit, plus tard, quand Loka, femme de M’suru, le chasseur, alla puiser de l’eau à la rivière pour les besoins de la première épouse, Aliki l’arrêta.

« Nulle n’est aussi belle que toi, Loka, dit-il, car tu as les jambes d’un lion et le cou d’une jeune antilope. » Il énuméra mainte autre perfection physique et Loka de rire en l’écoutant. Elle s’était querellée, ce jour-là, avec la première épouse de son mari et M’suru l’avait battue. Elle était avide de louanges, prête à l’aventure.

« N’as-tu pas d’épouse, Aliki ? demanda-t-elle, tout heureuse. Je te donnerai Agasaka, la sœur de mon mari, qui est très belle et ne s’est approchée de l’épaule d’aucun homme. »

Elle dit cela par malice, car elle haïssait Agasaka ; c’est une habitude des femmes de faire aux étrangers l’éloge de celles qu’elles détestent.

« En ce qui concerne Agasaka ou des épouses… dit Loka – il fit un geste de mépris, – il n’est pas d’épouse comparable à toi, pas même dans la case du vieux roi de l’autre côté de la montagne qui est le bout du monde », et Loka de rire encore.

« Je vois maintenant que tu es fou, comme l’assure M’suru. Et aussi que tu vois d’étranges choses que nul ne distingue, dit-elle de sa voix basse et chantante. Non pas seulement M’suru, mais tous disent que tu es malade du « mongo ».

C’était vrai. Aliki était malade et avait des douleurs de tête lancinantes.

« M’suru est vieux et imbécile, dit-il. J’ai un ju-ju qui me donne des yeux pour voir des merveilles. Viens avec moi dans la forêt, Loka, je te parlerai de magie et t’aimerai comme un vieil homme ne saurait le faire. »

Elle posa sa gourde par terre, la cacha dans une touffe d’herbe et le suivit dans la forêt. Là, il la tua aussitôt. Puis il alluma du feu et vit le lézard qui parut satisfait. Aliki se lava dans la rivière et revint dormir dans sa case.

À son réveil, le lendemain, il regretta d’avoir tué Loka, car, de toutes les femmes qu’il connaissait elle lui avait semblé la plus belle. Le village était à moitié vide, on avait trouvé la gourde de Loka et on battait les bois pour la retrouver. On la trouva, mais nul ne l’avait vue s’éloigner vers la forêt. Quelques-uns pensaient qu’elle avait été prise par des pêcheurs d’Ochori, d’autres penchaient pour un diable connu par ses farces amoureuses. Le corps fut rapporté au village et toutes les femmes mariées se firent des jupes de feuilles vertes et dansèrent, en frappant des pieds, la Danse de la Mort, en l’accompagnant de chants étranges.

Accroupi devant son feu, Aliki regardait la procession avec indifférence. Il regrettait d’avoir tué la femme dont le corps était maintenant juché sur les épaules des porteurs ; laissant tomber ses regards sur le feu, il eut encore plus de regret, car le lézard ardent louchait vers lui, faisant cligner ses gros yeux sans arrêt.

Il n’avait donc pas accompli le sacrifice rituel voulu.

Levant les yeux, il aperçut une femme de taille élancée qui se tenait d’une main au montant de la porte de la case de son frère.

Une conviction terrible s’empara d’Aliki. Le lézard avait disparu quand il se tourna vers le feu. Il n’y avait pas de temps à perdre, il se leva et s’approcha de la femme de Chimbiri.

« Je te vois, Agasaka, dit-il. Une grande honte est sur la maison de ton frère, car les hommes disent que Loka avait un amant qui l’a tuée. »

Elle tourna lentement ses grands yeux vers lui. Ils étaient bruns, baignés d’une lumière merveilleuse qui semblait vibrer quand elle regardait.

« Loka est morte parce que c’était une sotte, dit-elle, mais celui qui l’a tuée est plus sot encore. Sa douleur à elle est passée, la sienne à lui est à venir. Bientôt viendra Sandi malaka, l’oiseau brun, et il ôtera les yeux à l’homme qui a fait cela. »

Aliki la haïssait, mais habile, il approuva de la tête.

« Je suis sage, Agasaka, dit-il. Je vois des merveilles qu’aucun homme ne voit. Et avant que Sandi ne vienne avec ses soldats, je te montrerai un sort qui mettra ce méchant à la porte de la case de ton frère quand la lune sera levée et la rivière basse… »

Les yeux graves d’Agasaka fixaient les siens ; le chant des femmes n’était qu’un bourdonnement à l’extrême bout du village. Un chien aboyait au fond d’une case et tous se dirigeaient vers la rivière où on mettait le corps dans une pirogue pour le transporter jusqu’à la petite île où les morts reposent dans leurs fosses peu profondes.

« Allons », dit-elle. Elle traversa avec lui un champ de maïs, gagna le bois derrière le village, puis, par des sentiers incommodes, la lisière de la forêt. Il n’y avait plus de maïs, l’endroit était trop désert pour l’oiseau-tisserand et trop près des habitations pour les petits singes à barbe blanche. Il marchait toujours ; ils arrivèrent à une clairière où poussaient des fleurs jaunes. Les arbres y étaient très élevés ; si dix hommes s’étaient hissés les uns au-dessus des autres et s’étaient appuyés contre les troncs lisses, celui placé le plus haut aurait seul pu toucher leur première branche.

Il s’arrêta et se retourna. Les cimes des arbres s’agitèrent à cet instant même, un vent froid souffla, le tonnerre gronda.

« Asseyons-nous, dit-il. Je te parlerai d’abord des femmes qui m’ont aimé et pourquoi je n’ai pas voulu répondre à leurs avances : mon amour pour toi me l’interdisait. Ensuite nous serons amants.

— Il n’y a pas là de magie, Aliki », dit-elle. Elle était contre lui, il leva sa sagaie.

« Tu mourras comme Loka est morte à cause de la parole que m’a dite le lézard du feu, » dit-il ; et son bras recula, prêt à frapper.

« Je suis Loka, » dit la jeune fille. Il regarda, bouche bée ; c’était vraiment Loka, la femme qu’il avait tuée, Loka aux yeux rusés et aux longs doigts, Loka aux longues jambes satinées, une fleur rouge derrière l’oreille.

« Oh ko ! » dit-il avec détresse en laissant choir sa sagaie.

Agasaka se baissa, et la ramassa ; elle était redevenue elle-même : plus de fleur, ses doigts étaient plus courts, et là où le rusé sourire se montrait apparaissait la gravité de la mort.

« Ma magie, la voilà, dit-elle. Marche devant moi, Aliki, tueur de Loka, je ne suis pas faite pour l’amour, mais pour une puissance mystérieuse. »

Tout étourdi, l’homme reprit sans mot dire le chemin par lequel il était venu. Agasaka suivit, et tout en suivant tâta le bord de la large lame de la sagaie. Bien qu’elle l’effleurât légèrement, son pouce portait une ligne rouge là où peau et lame s’étaient touchées. Le bois devenait sombre, le vent hurlait ou gémissait tour à tour. À l’orée de la forêt, près de la mare, elle brandit la sagaie au-dessus de son épaule gauche, tel un cavalier son sabre, et à ce bruit Aliki se retourna à demi.

La première épouse de M’suru, au bord de l’eau, ramassait les racines de manioc qui y avaient été mises à tremper lorsqu’elle vit tomber à ses pieds la tête d’Aliki, cela juste au moment où le premier éclair déchirait la nuit.

____________

 

Le soleil brillait depuis quatre heures, une canonnière, blanche et étincelante, contournait la falaise appelée le Poisson à cause de sa forme. Les eaux noires de la rivière s’élevaient autour de l’avant et formaient une masse vitreuse au bord teinté de rouge, car la Zaïre remontait un courant d’une vitesse de six nœuds. Les rivières, de l’Isisi au Mokalibi, étaient en pleine crue et des bancs de sable se montraient là où il y avait eu des trous et des trous, là où les crocodiles dormaient la gueule ouverte la dernière fois que M. le Commissaire Sanders était passé par là.

Mince et élégante silhouette d’une blancheur immaculée, il était debout auprès de l’homme de barre, son casque de liège posé de côté d’un air conquérant, car un gros taon l’avait piqué au front la nuit précédente et la bosse qui s’en était suivie était douloureuse au toucher. Il tenait entre ses dents blanches et régulières un long cigare noir. Il venait de déjeuner ; son ordonnance emportait la cafetière d’argent et les assiettes à fruits.

Le ciel était d’un bleu intense, mais le baromètre baissait de façon alarmante et il voulait se mettre à l’abri le long de la rive sous les arbres élevés d’une petite crique au sud de Chimbiri.

« Lo’ba ka’loka, une brasse d’eau par la grâce de Dieu. »

Le boy aux yeux endormis assis à l’avant relevait la sonde humide. Sanders saisit la poignée du transmetteur, la tira et Yoka, le mécanicien, hurla bruyamment en réponse :

« Une demi-brasse. »

Boum.

Le bateau ralentit de lui-même, sa roue tournant dans le sens arrière, puis il piqua du nez dans le sable, poussé de côté par le courant ; la poupe vira et toucha le banc de sable. Après quoi la roue tourna de nouveau dans le sens avant et la Zaïre se dirigea vers la rive droite de la rivière, longeant le banc de sable jusqu’à ce qu’il fût de nouveau en pleine eau.

« Seigneur ! dit l’homme de barre, ce banc de sable est sorti de l’enfer, car il ne s’est jamais trouvé là depuis que je suis né.

— Ne pense qu’à la rivière, mon brave », dit Sanders, peu disposé à bavarder. Il voyait rouler les nuages au-dessus de la cime des arbres, nuages jaunes qui se culbutaient et s’agitaient, se nuançant sous le vent de fauves couleurs.

La surface unie de la rivière se couvrait de minuscules vagues blanches qui bondissaient et laissaient jaillir de fines gouttelettes. Sanders fit passer son cigare d’un coin de sa bouche à l’autre, l’ôta, le regarda avec regret et le jeta par-dessus bord. Derrière lui, son domestique tendait un ciré, tout prêt à être enfilé ; il le passa, tendit son casque et prit un suroît qu’il attacha sous son menton. La chaleur était intolérable. Cette température de four était l’avant-coureur d’un violent orage. Sanders était mouillé jusqu’aux os, ses vêtements collaient sur lui.

Un ruban de feu jaillit dans le ciel et se divisa en ramilles. Le bruit du tonnerre était assourdissant, il lui semblait qu’un lourd poids pesait sur sa tête, les éclairs se succédaient sans interruption. Ils descendaient du ciel en zigzags aveuglants. Les nuages jaunes étaient devenus noirs, les ténèbres de la nuit se répandaient sur le monde, ténèbres rendues plus sensibles par l’étrange lumière qu’un horizon lointain laissait parfois filtrer entre les nuages déchirés par la foudre.

« Bâbord, dit brièvement Sanders. Tribord-bâbord encore. »

Ils gagnèrent l’abri de la rive au moment où les premières gouttes de pluie tombaient. Sanders envoya une douzaine d’hommes à terre et fit amarrer le bateau aux gros gommiers qui poussaient au bord de l’eau.

Le pont fut inondé en une seconde et les souliers blancs du Commissaire, d’abord d’un gris de tourterelle, passèrent au gris d’ardoise. Il fit chercher Yoka, le mécanicien, qui était aussi son homme de confiance. « Ajoute encore une amarre et reste sous pression. »

« Seigneur, demanda Yoka, ferai-je marcher l’oopa-oopa(1) ? Car je vois que ces voleurs d’Akasavas craignent de venir sous la pluie recevoir votre Seigneurie. »

Sanders secoua la tête.

« Ils viendront à leur heure ; le village est à un mille d’ici et ils ne pourraient entendre l’oopa-oopa. »

Il rentra dans sa cabine pour reprendre haleine. Un vent des plus violents venait de lui souffler à la figure pendant dix minutes et dix minutes paraissent longues quand on peut à peine respirer.

La cabine avait deux fenêtres ; celle de gauche, au-dessus du divan sur lequel il se laissa tomber, lui permettait de voir le sentier sur lequel tôt ou tard passerait un indigène qui préviendrait inévitablement le chef.

Les éclairs ne cessaient toujours pas ; la pluie tombait avec une telle violence qu’il lui semblait avoir jeté l’ancre sous une cascade, mais la lumière changeait et les nuages noirs étaient devenus d’un gris opaque.

Sanders ouvrit les portes, car les coups de vent étaient plus faibles. Il prit un cigare et l’alluma, attendant patiemment. L’embarcation faisait huit nœuds, il lui faudrait faire haler à la main jusqu’à la grève du village. Il espérait que sa provision de bois avait été faite. Les gens de Chimbiri étaient paresseux, la dernière fois qu’il avait amarré, ils lui avaient porté comme provision des bûches vertes et peu nombreuses. Yoka et l’équipage aimaient entendre le hurlement diabolique de la sirène – mais Sanders savait exactement tout ce qu’elle consommait de vapeur. Il examinait le sentier de la rive, et soudain il vit huit hommes, marchant deux à deux, portant sur leurs épaules un corps ligoté.

Un éclair sillonna le ciel au moment où Sanders bondissait sur la rive ; cette clarté émergeant de toutes parts du milieu des nuages sombres, donnait assez de lumière pour voir très nettement le fardeau porté, bien avant que le Commissaire n’eût atteint le sentier, où il se dressa devant huit hommes maussades et quelques individus qui avaient défié l’orage pour les suivre de loin.

« Ô hommes ! dit Sanders doucement, – il montrait ses dents quand il parlait ainsi, – qui êtes-vous, vous qui avez mis la marque des esprits sur la face de cette femme ? »

Le visage de celle qu’ils portaient était en effet blanchi à la chaux. Aucun ne parla ; il vit les doigts de pied de tous s’agiter ; un seul indigène garda une immobilité absolue et il s’adressa à cet homme-là.

« M’suru, fils de N’kema, qui est cette femme ? »

M’suru s’éclaircit le gosier.

« Seigneur, cette femme est la fille de ma propre mère ; elle a tué Aliki, et elle avait tué d’abord ma femme Loka.

— Qui a vu cela ?

— Maître, ma première épouse, qui m’est fidèle depuis que son amant a été noyé ; elle a vu tomber la tête d’Aliki. Elle a entendu aussi Agasaka dire : « Va, homme, où j’ai envoyé Loka, tu sais où, toi qui me l’a vu tuer. »

Sanders n’était pas convaincu.

« Détachez cette femme, qu’elle puisse se tenir debout devant moi, » dit-il ; ils la libérèrent de ses liens et, sur son ordre, enlevèrent de sa face la chaux dont elle était couverte.

« Parle », dit Sanders.

Elle parla très simplement, son récit semblait la vérité même. Pourtant…

« Amenez-moi la femme qui lui a entendu dire ces mauvaises paroles. »

L’épouse, qui se trouvait à la queue du cortège, se présenta avec importance, effrayée cependant, car les yeux froids de Sanders étaient troublants. Mais elle fut loquace dès qu’elle eut trouvé sa voix.

Sanders dans son ciré ruisselant l’écouta, la tête inclinée. Agasaka, la femme élancée, se tenait debout, grave, et sans honte, sa ceinture d’herbe s’étant détachée, elle était telle que sa mère la vit en la mettant au monde. La première épouse finit bientôt son histoire.

« Sandi, ceci est la vérité, et si je dis un mensonge que « les longs êtres » m’emmènent au fond de la rivière et me donnent en pâture aux serpents. »

Sanders l’observait ; il vit sa peau brune devenir terne et grise et sa bouche s’ouvrir d’effroi.

Mais il ne vit pas « l’être long », le crocodile jaune qui rampait dans l’herbe vers la parjure, ses petits yeux brillants, sa gueule humide ouverte, découvrant les cruelles pointes de ses dents.

Seule, la première épouse de M’suru le vit, elle tomba en criant et en se tordant aux pieds de son mari et lui embrassa les genoux.

Sanders ne dit rien, mais entendit maint détail contredisant la première version.

« Viens avec moi, Agasaka, dans mon bateau, » dit-il, car il savait que si la jeune fille restait avec ses proches, il pourrait y avoir des incidents graves. Des guerres se sont déchaînées pour un motif plus futile encore.

Il l’emmena sur la Zaïre ; elle le suivit docilement, bien qu’elle ne fût rien moins que docile.

Un pigeon fatigué arriva cette nuit-là du Quartier général. Lisant son message, Sanders ne fut ni content, ni fâché. Les personnages officiels de haut rang l’ennuyaient en général, cependant il en avait rencontrés qui s’étaient montrés charmants et compréhensifs. Ce qui le préoccupait, c’était les récits qui lui parvenaient de sources sûres au sujet des pouvoirs mystérieux d’Agasaka. Il avait vu bien des étrangetés bizarres sur la rivière. Le « lokali » creusé dans un tronc d’arbre, grâce auquel les nouvelles pouvaient se transmettre de proche en proche, était resté une énigme pour lui. Maintes pratiques de sorcellerie et de magie le déconcertaient et l’inquiétaient. Le plus souvent c’était tout simplement de l’hypnotisme, mais il y avait quand même des choses qui dépassaient son entendement. Elles venaient en grande partie d’Égypte et de plus loin encore.

 

La Zaïre prit, le lendemain, le chemin du retour. Sanders fit alors appeler Abiboo, son ordonnance.

« Amène-moi cette femme de Chimbiri », dit-il. Et on alla la chercher dans la cabine aux provisions où elle était à la fois hôte et prisonnière.

« On me dit ceci et cela sur toi, Agasaka, dit-il, et il cita ses sources.

— Seigneur, il est vrai, dit Agasaka quand il eut fini. Ces choses m’ont été enseignées par mon père qui les tenait de son père. Car, Seigneur, il était fils de M’kufusu, fils de Bonfongu-M’lini, fils de N’sambi… »

Elle énuméra trente générations avant qu’il ne l’arrêtât ; cela représentait environ quatre cents ans.

Sanders ne laissait pas que d’être perplexe ; il avait bien rencontré une fois un vieil homme des N’gombi qui lui avait donné des détails intimes sur un individu qui avait vécu du temps de Saladin.

« Montre-moi ta magie, femme, » dit-il ; mais elle secoua la tête, à sa grande surprise.

« Seigneur, je ne peux pratiquer cette magie que quand j’ai peur. »

Sanders mit la main sur son browning et le sortit à demi de sa gaine.