Couverture

Emmanuel Bove

NON-LIEU

©Librorium Editions 2019

Première partie

PARENTS ET AMIS

1

Une semaine s’était déjà écoulée depuis mon arrivée à Paris.

Je suivais le boulevard de Courcelles, me dirigeant vers les Ternes. Il était désert. Je ne m’étais jamais rendu compte comme cette après-midi-là combien, depuis l’occupation, la famille, l’amitié, le fait de se trouver dans sa ville natale, avaient perdu de leur importance. Jadis, dans une situation difficile, il y eut eu mille possibilités pour moi de me tirer d’affaire, de me créer de nouveaux amis, de me loger, de trouver des appuis, des secours. Mais, dans la détresse présente, plus rien ne comptait, ni les recommandations, ni les garanties, ni même la parenté. Tout le monde était sur ses gardes. Je venais de m’en apercevoir. Je sentis un vide affreux. J’avais vu beaucoup de mes amis. Mais il suffisait que je retournasse chez eux pour qu’ils devinssent plus froids à mon égard.

Où aller ? Dans les récits de la Révolution on lit que les fugitifs rassemblent de la paille, se font des litières dans des kiosques à musique ou bien vont coucher dans les bois de Meudon, mais, aujourd’hui, cela n’était plus possible.

Je regardais les Allemands que je rencontrais. Certains étaient accompagnés de femmes que j’avais peine à m’imaginer se donnant à eux tellement elles avaient un air dur. Comme personne ne faisait attention à eux, ils avaient adopté une attitude invariable avec tout le monde, qui était de paraître se croire seuls au monde.

Quelquefois des officiers, non plus en tant qu’Allemands, mais en tant que gens placés socialement au-dessus de moi, me souriaient avec bienveillance. J’avais la lâcheté de leur répondre, pour ne pas les indisposer, ce qui me mettait parfois dans une situation grotesque à l’égard de mes compatriotes. J’entrevoyais le moment où ceux-ci allaient me montrer leur mépris, à moi qui en avais tué deux de ces Allemands, à moi qui avais fait évader, au risque de ma vie, quatorze prisonniers, à moi dont la tête était mise à prix.

De tout ce qui m’est arrivé, le plus extraordinaire est peut-être cette situation où je me suis parfois trouvé près de passer pour un pro-Boche à l’égard de Français qui, s’ils avaient été à ma place, seraient encore bien sagement dans leur camp de prisonniers en train de travailler pour les nazis.

Il était huit heures du soir. Il fallait qu’à toute force je trouvasse une chambre. J’aurais voulu attendre pour chercher qu’il fût plus tard, mais les hôtels eux-mêmes commençaient déjà à fermer. Je me disais pour m’encourager qu’il n’était pas possible que les petits inspecteurs de police qui visitaient les hôtels portassent sur eux la liste complète des gens recherchés. Ils devaient simplement relever les noms et, une fois de retour, procéder à des confrontations à l’aide des fichiers. Ils ne devaient pas rentrer avant minuit. Si l’on supposait qu’ils se mettaient immédiatement à ces travaux de vérifications, il fallait encore attendre qu’ils revinssent sur les lieux. D’autre part, j’avais toujours entendu dire qu’une vieille tradition interdisait toute action entre le coucher et le lever du soleil. Évidemment, il devait exister des cas où l’on passait outre. En m’en allant à l’aube, il me semblait que je ne risquerais pas grand-chose.

Je me dirigeai vers Levallois. Pendant plus d’une heure, je rôdai dans les rues désertes. Je cherchais un hôtel qui n’eût pas plus d’un étage, deux au maximum, de façon que je pusse, en cas de besoin, sauter par la fenêtre. Je voulais aussi qu’il se trouvât à l’écart, loin de toute artère centrale, afin que l’inspecteur dans la tournée duquel il figurait, le négligeât. J’en aperçus un enfin, mais au dernier moment je n’y entrai pas. En regardant à travers les glaces, j’avais constaté que les clients se connaissaient et qu’il y régnait une atmosphère familiale que je n’eusse pas manqué de troubler.

C’est vraiment pénible d’être dans une situation pareille. Chaque fois que je m’apprêtais à faire quelque chose, une raison se présentait qui m’obligeait toujours à m’abstenir.

Tout à coup je remarquai sur le côté un de ces couloirs ouverts toute la nuit. Je montai au premier étage. Un homme était en train d’arranger un lit dans une sorte de bureau. Dans un instant, l’hôtel, le couloir, l’escalier, seraient plongés dans l’obscurité, ce qui n’eût certainement pas été le cas si l’on eût attendu la police.

Aucune table dans ce bureau. L’homme me donna pourtant une fiche à remplir, mais il ne trouva pas d’encrier. Je m’offris d’accomplir cette formalité le lendemain matin.

« Oh ! non, répondit-il, ce qui me fit frissonner. On ne sait jamais quand ils viennent ! »

Un instant, je songeai à m’inscrire sous un faux nom, puisque le portier était bien incapable de vérifier ce que j’écrirais. Puis je pensai à écrire mon nom de telle façon qu’on ne pût le déchiffrer, mais je lus au bas de la fiche cette sèche recommandation en caractères gras : « Écrivez lisiblement. »

Le portier me pria de payer d’avance. C’est ridicule, mais ce manque de confiance me soulagea. Ainsi, l’hôtel se méfiait de ce que j’allais faire. Il me considérait donc comme un homme libre sur lequel il n’avait aucune prise, un homme qui pourrait s’en aller quand il en aurait envie.

Je montai dans ma chambre. Un couvre-lit à franges qui pendait jusqu’à terre dissimulait le sommier métallique affaissé dans le milieu.

Je ne regardai même pas la chambre. Je fermai la porte à clé. La serrure était de travers. J’examinai les encoches tordues. Il y avait aussi un loquet à fermeture papillon, mais une poussée de l’épaule et il sautait.

J’ouvris la fenêtre malgré le froid. Je me trouvais au premier étage, ce qui était parfait. Cette fenêtre donnait malheureusement juste au-dessus du couloir de l’entrée, si bien que si j’étais amené à sauter, j’allais tomber dans les bras des policiers restés en bas. Je songeai à retourner au bureau de l’hôtel. Il me fallait un prétexte. Je ne pouvais pas, sans bagages, n’ayant besoin que d’un lit pour dormir, faire le difficile.

Et moi qui me surprenais de plus en plus souvent à être fier du courage dont j’avais fait preuve après mon évasion et surtout pendant, car il ne fallait pas oublier que pour assurer sa réussite, pour sauver mes camarades, j’avais tué deux Allemands ! Je commençais à m’apercevoir que, contrairement à ce que j’avais cru, mes craintes ne diminuaient pas avec le temps. Elles augmentaient au contraire.

En arrivant à Paris j’avais songé naïvement à me cacher dans des endroits tout à fait à l’écart : terrains clôturés, entrepôts en plein air, chantiers dont les travaux étaient suspendus, etc. Mais j’aurais couru d’autres dangers. En m’y introduisant, j’avouais que je me cachais, je commettais une infraction, et les individus qui pouvaient alors s’approcher de moi n’étaient plus tenus, comme les autres, à respecter certaines convenances. Il eût fallu que je me rendisse dans ces lieux isolés en prenant la précaution de n’être vu de personne, c’est-à-dire en acceptant le risque d’intriguer des gens qui, autrement, n’auraient fait aucune attention à moi. En traversant une nuit un village, Roger Baumé et moi, nous n’avions pas hésité, en entendant des pas, à nous jeter dans un fossé. Nous étions, à ce moment-là, bien décidés à nous défendre.

Depuis que je me trouvais à Paris, cette belle énergie s’était évanouie. Il ne s’agissait plus pour moi d’escalader des murs, de ramper, de me jeter dans des encoignures, mais simplement de ressembler à tout le monde, de passer inaperçu.

J’avais songé aussi à aller à Versailles, chez mon père. Mais je n’arrivais toujours pas à me souvenir si, dans les papiers que j’avais eu la bêtise de laisser au camp, ne figurait pas son adresse ainsi que celle de ma mère. Certains de mes camarades avaient peut-être été arrêtés. Ils avaient peut-être parlé, comme sans doute ceux qui, au dernier moment, n’avaient pas voulu nous suivre. Mon fascicule portait : 243, rue Saint-Jacques, mais dans les innombrables questionnaires que les Allemands m’avaient fait remplir, n’avais-je pas donné une adresse plus récente ? Dès le début, j’avais eu l’intention de m’évader et j’avais subordonné tous mes actes à ce but, mais n’avais-je pas failli à un moment ? Il est difficile d’être sûr de ne pas avoir commis des fautes, le détail de nos journées une fois oublié.

Le plus sage était de ne pas aller encore à Versailles, et surtout de ne pas prêter aux hommes lancés à mes trousses une habileté trop grande. Quelque désirable que fût ma capture, je devais me dire que mes ennemis n’apportaient pas le même désir de réussir que j’eusse apporté moi-même dans la recherche, par exemple, d’un être cher. Aussi m’efforçais-je de ne pas m’exagérer les dangers que je courais, et de tout considérer avec les yeux d’un homme qui n’aurait rien à se reprocher. C’était difficile.

Je me décidai enfin à aller voir M. Georget, un professeur, grand ami de mon père, chez qui, il y avait quelques années, j’avais vécu pendant que je faisais ma première année de droit. Avec ses orbites qui faisaient deux grands trous dans son visage, avec son air triste, on eût dit une chouette. Il avait une longue barbe blanche peu fournie. Ses yeux clignaient à la lumière. Il avait vécu tant d’années dans les livres qu’un homme en chair et en os qui ne fût pas professeur ou étudiant lui causait autant de frayeur qu’une jolie femme. Il était modeste, droit, bon, mais je dois dire que dans la situation où je me trouvais, je n’attachais pas une grande importance à ces qualités.

J’envisageai tous les accidents possibles. Un homme aussi scrupuleux et aussi naïf pouvait être mêlé à une fâcheuse histoire sans même s’en douter. Il pouvait s’être compromis en protégeant d’autres gens qui ne le méritaient même pas ou qui se trouvaient dans mon cas, car aussi exceptionnel que celui-ci me semblât, il n’était certainement pas unique. Je ne tardai heureusement pas à me rendre compte que l’excès de précaution et de réflexion était aussi dangereux que l’insouciance.

M. Georget habitait, rue de Sèvres, une maison que rien ne signalait à l’attention. Elle était d’un rang un peu supérieur à ses voisines, car le numéro, au lieu de figurer sur une plaque d’émail bleu, était gravé dans un écusson juste au-dessus de la porte. Les fenêtres très rapprochées et très étroites montraient que les chambres étaient petites.

Je passai devant la maison la première fois très lentement, comme si je flânais, la deuxième, d’un bon pas, comme un homme qu’on attend mais qui n’est pas en retard, la troisième, très vite, avec une expression ennuyée, comme si j’avais oublié quelque chose, la quatrième, d’un pas assuré, avec une mine soulagée. Chaque fois j’avais jeté un rapide coup d’œil dans le couloir. Il avait toujours été vide. Pourtant, je ne me décidai pas encore à m’y aventurer.

Si l’ami de mon père avait pu deviner ce qui se passait, il eût été bien surpris. Moi l’individu dangereux, j’avais peur d’être pris à cause de lui, homme paisible et respectable. Moi, dont la présence pouvait avoir les plus graves conséquences pour lui, j’avais peur d’être arrêté à cause de lui.

Enfin, je me décidai à m’engager sous la voûte. Sachant le mal que me faisaient les bruits inattendus, je me tenais toujours sur mes gardes. Juste à un moment de distraction, une bicyclette tomba dans la cour. Je crus être pris. Je me retournai brusquement comme si la porte d’entrée s’était refermée sur moi. Il me paraissait que des hommes allaient surgir de partout, que j’étais tombé dans une souricière. Je ressortis et je restai quelques instants dans la rue à reprendre ma respiration.

Enfin, je frappai à la loge du concierge. Il leva la tête, m’interrogeant à travers la vitre. Il y avait maintenant un autre cap dangereux à franchir, celui où j’allais prononcer le nom de Georget, celui où ce nom allait peut-être réveiller une affaire endormie.

— Est-ce que monsieur… je fis semblant de chercher le nom comme si mes relations avec le professeur étaient si peu importantes que je l’avais oublié. Un nom qui commence par un G, un vieux monsieur à barbe blanche.

— Vous voulez dire M. Georget ?

— Oui, c’est ça ! m’écriai-je avec une expression joyeuse, mais sans quitter des yeux une seconde le concierge. Est-ce qu’il habite toujours là ?

— Au troisième à gauche, monsieur, répondit l’homme.

Je gravis un escalier obscur. Arrivé au premier étage, je redescendis quelques marches pour jeter un coup d’œil par-dessus le rideau qui masquait la petite fenêtre de la loge. Au fond du couloir, j’apercevais la porte d’entrée. Elle était toujours ouverte. En me penchant, je vis des gens passer qui ne tournaient même pas la tête. Le concierge lisait un journal. Il avait un pince-nez. Je frappai au carreau. « Est-ce bien au troisième ? — Mais oui », dit le concierge étonné.

En montant de nouveau l’escalier, je me dis que si je continuais à me conduire ainsi, cela finirait par me jouer un vilain tour. Je revoyais l’expression étonnée du concierge, et j’imaginais ses soupçons éveillés. Évidemment, j’étais rassuré quant à M. Georget, mais voilà qu’en revanche je ne l’étais plus quant au concierge. Je l’imaginais se posant une foule de questions, me trouvant bizarre, prévenant je ne sais qui. Il s’en fallut de peu que je ne redescendisse encore, non pour lui parler, mais pour le regarder, sans qu’il me vît, et m’assurer qu’il lisait, qu’il ne pensait pas à moi. La crainte qu’il ne me surprît alors m’arrêta. Vous imaginez la scène : ce concierge levant la tête et m’apercevant, immobile, les yeux fixés sur lui.

M. Georget m’accueillit avec beaucoup de cordialité. Il me fit servir tout de suite une collation, oh ! pas grand-chose : une tranche de pain noirâtre et de la confiture au sucre de raisin. Je craignais qu’il ne se demandât pourquoi je n’allais pas chez mon père ou chez des amis plus intimes car, au fond, la raison pour laquelle je me rendais chez lui plutôt qu’ailleurs pouvait ne pas lui paraître très claire. Il la trouvait cependant naturelle, comme on trouve naturel un compliment. Une expression d’amour-propre flatté parut sur son visage. Il me montra tout de suite la chambre qu’il mettait à ma disposition. J’y serais évidemment en sécurité. En admettant que je ne sortisse plus, il semblait impossible que je pusse être retrouvé.

Le premier jour, j’éprouvai une immense sensation de sécurité. J’étais sauvé. Le deuxième, cette sensation demeura, quoique légèrement atténuée. Le troisième, elle s’évanouit. Je me rendais compte qu’en réalité, ma situation n’était pas meilleure qu’auparavant. M. Georget s’étonnait déjà que je l’eusse choisi. Quand nous demandons un service, il faut que la personne à qui nous le demandons soit la seule à pouvoir nous le rendre.

J’essayai plusieurs fois de savoir ce que M. Georget pensait. Mais rien n’est plus difficile quand on a affaire à des gens gentils. Était-il décidé à me garder chez lui ? Dans ses paroles, il semblait qu’il n’y eût aucune limite à sa générosité. Mais d’autre part, il demeurait dans le vague. C’était plus par la profonde bonté qu’il me témoignait que par des actes précis qu’il me montrait que je ne le gênais pas.

Je n’étais pas rassuré. Il demeurait sur un terrain qu’il lui serait facile de quitter. Quand il me disait : « Vous pouvez compter sur moi, mon cher petit, vous êtes ici chez vous, ma femme et moi nous ne vous laisserons jamais dans l’embarras », je n’étais qu’à demi satisfait. J’aurais préféré qu’il me dît : « Voici la clé, surtout ne sortez pas, je vais vous donner un costume, je vais tâcher de savoir comment on peut se procurer des papiers. »

Je sentais que Mme Georget surtout commençait à me trouver exagérément prudent pour un garçon qui prétendait s’être tout simplement évadé d’un camp de prisonniers. Les premiers jours, à la suite des fatigues endurées, j’avais été excusable. Je prétendais qu’il m’était désagréable de sortir dans un pareil accoutrement, que je me plaisais beaucoup dans ma chambre, etc. Mais mes explications avaient un grand défaut : on ne voyait pas très bien comment les choses s’arrangeraient dans l’avenir.

Comme j’étais resté douze jours sans sortir, on me parla d’un cousin, évadé également, qui avait repris son emploi au Crédit Industriel et Commercial. Je compris le sous-entendu. Après le déjeuner, pour la première fois, je fis une petite promenade.

J’avais affaire à des gens tranquilles chez qui ma présence était tout à fait déplacée. Ils étaient très fiers de m’offrir l’hospitalité. Ils s’imaginaient qu’ils faisaient ainsi acte de patriotisme. J’en étais gêné. Ils me parlaient parfois avec une nuance de complicité.

En attendant de trouver ailleurs un abri aussi sûr, j’étais bien obligé de paraître de leur avis. Mais je manquais de chaleur. Ils m’énervaient de plus en plus à ne pas se rendre compte du tragique de ma situation et à paraître croire que dans quelques jours j’allais pouvoir reprendre une vie normale.

Je m’étais imaginé qu’une fois à Paris, je vivrais dans une atmosphère de lutte et d’exaltation, et voilà qu’au cours des interminables journées que je passais chez M. Georget, l’impression que je perdais mon temps se faisait de plus en plus forte en moi. Le perdais-je vraiment ? Je ne pouvais pas le perdre puisque la seule chose qui me restait à faire jusqu’à la fin de la guerre était de me cacher. Eh bien ! j’étais caché. Que voulais-je d’autre ? Je compris alors que le plus grand des dangers qui me guettaient, ce n’était ni la police, ni l’égoïsme des gens, mais l’attente contre laquelle j’allais avoir à lutter.

J’aurais pu trouver ailleurs un gîte, mais j’étais déjà sous le coup de cette paresse qui nous saisit quand les choses sont provisoirement arrangées. Je me disais que partout il y aurait un détail qui n’irait pas, qu’il valait mieux me contenter de ce que j’avais et ne pas être, comme on me l’avait souvent reproché, toujours mécontent. Mon salut ne dépendait pas de ce que je trouverais ailleurs, mais de la façon dont je saurais m’accommoder de ce que j’avais à présent. Mais en même temps, je pensais qu’il me fallait au contraire chercher à améliorer ma situation et ne pas perdre mon temps là où il était évident que je ne pourrais pas rester. J’étais donc bien perplexe. À présent que ma vie était en jeu, je me rendais compte que mes défauts, auxquels je n’avais jusqu’alors pas prêté grande attention, étaient immenses. Finalement, je me décidai à attendre que la nécessité m’obligeât d’agir. Que faire d’autre ?

J’étais en sécurité, je ne risquais pas grand-chose. Je me forçai à être aimable. Je trouvais même que je ne l’avais pas été assez jusqu’à présent. J’avais été trop occupé de moi-même. J’avais trop eu le sentiment que ce qu’on faisait pour moi était naturel. J’avais trop conscience des qualités que j’avais montrées pour envisager seulement qu’on pût ne pas m’estimer.

Quoique nous fussions tellement différents, nous avions la même taille, M. Georget et moi. Il s’était décidé enfin à me donner un de ses vieux costumes, un complet de serge luisante, usé jusqu’à la corde, mais impeccablement repassé.

Les fenêtres des pièces principales donnaient sur une cour propre, couverte de fausses dalles dessinées sur le ciment. Ma chambre, comme les cuisines avec leur garde-manger extérieur, donnait sur une autre cour plus petite. Le lit de bois verni était très haut et mal ajusté. Une peau d’ours beaucoup plus agréable à l’œil qu’au toucher, servait de tapis. On m’avait installé une table pliante. Pour faire habité, Mme Georget avait posé sur cette table un encrier, une plume, un sous-main. C’était la deuxième fois depuis mon évasion qu’on avait eu cette attention pour moi. Au début, je n’avais pas osé ouvrir la fenêtre à cause des vis-à-vis et des sourires que les domestiques auraient pu m’adresser. Maintenant je l’ouvrais, mais sans me montrer, ce qui n’était pas facile, car la chambre était petite et encombrée d’armoires et de commodes. J’entendais des gens qui se disaient bonjour tous les matins et qui avaient une façon de se demander comment ils allaient qui me portait sur les nerfs tellement il était évident qu’ils allaient bien.

Plus les jours passaient, plus je me rendais compte que ce n’était pas chez des braves gens comme ce ménage de professeurs que je devais vivre, mais chez des hommes de mon âge, courageux, à qui j’eusse pu dévoiler ma véritable situation et qui, en cas de danger, au lieu de prendre peur se fussent faits mes défenseurs et eussent même été fiers de s’exposer pour moi.

Je me rendis compte enfin que j’étais victime d’un malentendu. M. Georget avait consenti à m’héberger mais non à me cacher. J’avais confondu les deux actions. Il craignait d’avoir été trop loin. Et rien ne m’était plus pénible que de voir cet honnête homme en lutte continuelle avec ce qu’il avait de mauvais en lui, la peur de se compromettre, le sentiment de ne pas faire assez, le désir secret que je m’en aille.

Une autre chose m’énervait encore plus. J’avais cru que ce professeur serait accablé par toutes les difficultés qui, en cette époque difficile, se présentaient dès que l’on voulait faire le moindre geste ou satisfaire le moindre désir. Mais pas le moins du monde. Il semblait ne jamais avoir été aussi à l’aise. Il était justement en train de faire des démarches pour obtenir un changement de catégorie de sa carte d’alimentation. Il ne faisait qu’en parler. Cela ne l’ennuyait pas du tout. Il défendait sa vieillesse et ses infirmités sans la moindre discrétion. Il ne voulait rien perdre de ce à quoi il avait droit et quand il lisait dans le journal qu’il lui revenait je ne sais combien de grammes de beurre, il abandonnait immédiatement ses livres pour descendre chez le crémier.

Je résolus de partir. Je n’avais pas d’argent. Je ne savais où aller, mais je me sentais un besoin profond de ne compter que sur moi-même. En restant ici, j’allais finir par être prisonnier d’une foule de bonnes intentions. Je ne voulais pas faire de peine à l’ami de mon père, ni lui laisser une mauvaise impression. J’avais eu la faiblesse de le laisser s’occuper trop de moi.

Pendant que je me torturais l’esprit ainsi pour trouver un prétexte, il m’apparut tout à coup que j’étais un insensé. Quoi ! au moment où ma vie était en jeu, je m’attardais à des questions de délicatesse. Je fermai les poings. Il fallait que je redevienne un homme, que je me répète sans cesse que j’étais de nouveau seul, face à mes poursuivants.

2

Dès que je me trouvai dehors, je m’aperçus qu’il tombait une pluie glaciale et que je n’avais pas de pardessus. « La serge est peut-être plus longue à se mouiller que les autres étoffes, mais une fois qu’elle l’est, elle est aussi plus longue à sécher », pensai-je. Tout le monde avait un pardessus, sauf moi. Ce que je redoutais le plus : attirer l’attention par une anomalie vestimentaire, se produisait donc. Je faillis remonter chez Georget. Je ne le fis pas. Mon départ m’avait coûté trop d’efforts pour le remettre en question.

Je me dirigeai vers le Luxembourg. Après tout, cette pluie m’assurait une certaine sécurité, car il semblait bien improbable qu’on me recherchât par un temps pareil. J’allai à pied jusqu’à la rue Soufflot. Comme toujours, j’avais manqué d’expérience. Je m’en rendais compte au moment où je me mêlais à la foule. Il n’y a rien de plus dangereux que de s’en tenir à l’écart, même très peu de temps. Dans ma chambre de la rue de Sèvres, j’avais grossi les dangers à un tel point que le seul fait d’aller voir des amis m’avait paru d’une audace extraordinaire. Je n’avais voulu rien prévoir, rien préparer. Écrire, recevoir des lettres, établir des projets, tout cela m’avait paru plein d’embûches, tandis que d’aller comme je le faisais à présent chez un ami sans l’avoir averti, sans qu’il sût même que j’étais à Paris, me paraissait au contraire une garantie de sécurité.

Cela comportait néanmoins des désagréments. Comme il eût été plus agréable, sous cette pluie, de me savoir attendu ! Si je ne trouvais personne, si à la fin de la journée je n’avais toujours pas d’abri, où me cacherais-je ? N’allais-je pas risquer de me faire ramasser bêtement par une patrouille ?

Enfin j’arrivai devant la maison de la rue Gay-Lussac où habitait Guéguen avec sa mère. Elle était lugubre et hostile sous la pluie. Bien qu’il fît jour, certaines fenêtres étaient éclairées. J’avais l’impression que les locataires étaient repliés sur eux-mêmes avec leurs soucis de nourriture et de chauffage.

Je m’abritai dans une encoignure et je regardai longuement cette maison. Enfin, je m’engageai sous la voûte, mais j’avais à peine fait quelques pas que je m’arrêtai net. Deux hommes parlaient au concierge. Ils me firent peur. Ils avaient visiblement l’attitude de policiers qui viennent prendre des renseignements.

Je ressortis immédiatement. Je dus me retenir pour ne pas courir. Je tournai dans la rue des Ursulines. Là, ce fut plus fort que moi, je ne pus m’empêcher de courir. Enfin, je m’arrêtai. Personne ne m’avait suivi. Je m’abritai sous un store où se trouvaient déjà une femme et un enfant. Cette présence me fit du bien. On pouvait croire que nous étions ensemble, que j’étais un homme bien inoffensif, un père, un mari.

Une heure plus tard, je retournai rue Gay-Lussac. Les lumières étaient éteintes. Je m’arrêtai devant la porte cochère et, scrutant l’intérieur du couloir, je m’assurai que les deux hommes étaient partis. Je n’étais pourtant pas complètement remis. Il fallait que je parle à la concierge.

Je lui dis que j’étais venu tout à l’heure, que je l’avais vue en conversation avec deux messieurs, que je n’avais pas voulu la déranger, que j’en avais profité pour faire une course. Comme elle ne disait pas ce que je voulais savoir, je répétai que je l’avais vue avec deux messieurs, mais en souriant cette fois, en prononçant ces derniers mots de façon à laisser entendre que je me doutais qui ils étaient.

La concierge sourit à son tour. « Oh ! non, dit-elle, ce n’est pas ce que vous croyez. »

Cette réponse me fit une excellente impression. La concierge était donc comme tout le monde, elle n’aimait pas la police. C’était de bon augure qu’elle ne s’en cachât pas vis-à-vis d’un inconnu.

René Guéguen était un garçon que j’aimais beaucoup. Je l’avais connu à Montparnasse au temps où je suivais des cours de peinture à l’Académie suédoise. Il habitait déjà cet immeuble lugubre, d’apparence banale, mais dont les quatrième et cinquième étages formaient un appartement avec atelier d’artiste très agréable. Il adorait sa mère et il était persuadé qu’à cause d’elle, il ne s’était pas marié, ce dont je me permets de douter.

Lorsque j’eus longuement raconté mon évasion, sans faire allusion cependant à sa partie dramatique, et en éprouvant déjà une légère difficulté à faire passer mes aventures pour toutes récentes, Guéguen me conduisit dans l’atelier.

Le soir, quand je fus seul, je me sentis pour la première fois depuis septembre 39, date de mon appel sous les drapeaux, dans une atmosphère de temps de paix. Assis dans un grand fauteuil de velours grenat à côtes, je regardais l’atelier qu’une lampe de chevet éclairait faiblement. Une odeur familière de térébenthine, qui me semblait un parfum rare, flottait dans l’air.

Je me plaisais toujours dans l’atelier. Pour une raison enfantine, je m’y sentais beaucoup plus en sécurité que rue de Sèvres. En cas de nécessité, il était possible de se sauver par les toits. Le seul inconvénient pour moi était d’être beaucoup mieux installé que mes propres hôtes. Le logement qu’ils habitaient à l’étage au-dessous et qu’un escalier intérieur reliait à l’atelier était tout petit. Quoi qu’en dît Guéguen, une situation moins privilégiée eût été plus durable. Cette pensée gâtait mon plaisir. Je me consolais en me disant que j’étais dans une situation qui méritait des égards. J’avais brillamment combattu. Le 10 juin, j’avais été proposé pour la croix de guerre et, sans la défaite, je serais décoré à l’heure qu’il est. Ensuite, je m’étais évadé. Guéguen était assez sensible à toutes les distinctions officielles pour s’en rendre compte. Si moi, je n’attachais aucune importance à mes titres, lui, il en appréciait la valeur.

Je m’enfermais à clé tous les soirs, mais comme je ne voulais pas que mon hôte s’en aperçût, je dormais mal, me réveillant plusieurs fois en sursaut, craignant qu’il ne fît jour, car je voulais ouvrir la porte avant son arrivée.

À part ce détail, j’étais beaucoup mieux que rue de Sèvres. Je n’avais plus cette sensation de me trouver au fond d’un cul-de-sac.

Très vite, malheureusement, cette sécurité me parut insuffisante. Beaucoup de choses pouvaient être faites, beaucoup de détails mis au point. J’examinai les toits avec attention. Je constatai que ce qui m’avait tant rassuré était en réalité insuffisant. Il était impossible, sans une corde, de passer d’une des fenêtres de l’atelier sur le toit de la maison de quatre étages se trouvant à cinq mètres au-dessous. Avec ce défaut d’appréciation exacte qui caractérise une première impression, je m’étais vu sautant sur ce toit à la moindre alerte, mais la difficulté qui m’avait paru inexistante me semblait à présent énorme.

Je me mis en tête de me procurer une corde et de l’accrocher à un piton extérieur de façon qu’elle fût déjà en place. Mais des fenêtres qui, plus loin, donnaient également sur ce toit, on pourrait s’en apercevoir. Et fait plus grave encore, Guéguen, en mettant le nez dehors, pouvait se demander ce que cette corde faisait là. Quant à l’ôter et à la remettre sans cesse, c’était une précaution dans le genre de celles qu’on néglige à la longue.

Quand j’eus décidé de l’accrocher quand même, une nouvelle difficulté surgit. Comment me procurer cette corde ? Les commerçants s’étaient moqués de moi. Il y avait belle lurette que le dernier mètre de corde avait été vendu. Je m’imaginai alors que j’en trouverais chez des voisins. Mais la pénurie de tout était si grande, les objets les plus hétéroclites avaient acquis une telle valeur que personne ne voulait se séparer de rien. Quoi qu’on demandât, la réponse était invariablement négative.

Des ficelles traînaient dans l’atelier. Mais même roulées ensemble, elles eussent été trop minces et je me fusse coupé les mains.

Quand on passe des journées entières à s’ennuyer, on finit, pour le seul besoin de s’occuper, par faire des choses qu’on s’était dit qu’on ne ferait pas. Je tressai tant bien que mal ma corde, et je l’attachai au piton du volet, la dentelle de fonte de la barre d’appui risquant de se casser comme du verre.

Pendant quelques jours, cette simple corde me donna une extraordinaire sensation de sécurité. Rien ne me rendait plus confiant que cette possibilité de fuir d’une façon que personne ne soupçonnait, car qui eût pu supposer que d’un cinquième étage, je pouvais m’échapper par la fenêtre ?

Mais une nouvelle inquiétude ne tarda pas à m’envahir. Une fois sur le toit, était-il possible d’aller plus loin ? La nécessité de me rendre compte de la topographie des lieux, de faire en quelque sorte une répétition de ma fuite, m’apparaissait de plus en plus nécessaire. Il ne fallait pas songer à interroger les gens sans prendre des précautions infinies. J’essayai de me lier avec le concierge de l’immeuble voisin. Je ne pus y parvenir car il n’y avait absolument aucune raison pour que nous échangions plus de deux ou trois paroles de suite.

Je songeai sérieusement à descendre un soir par cette corde sur le toit. Mais je renonçai très vite à ce projet de crainte qu’un incident quelconque ne se produisît et que la corde, si elle était suffisamment solide pour me permettre de descendre, n’offrît pas assez de prise pour remonter. Il eût été vraiment ridicule que je me fisse prendre au cours d’un exercice en vue d’une fuite éventuelle, exercice sans aucune utilité immédiate.

Le lendemain, il m’apparut cependant qu’il était plus sage de tenter cette expédition. Je me trouvais donc toujours aux prises avec les mêmes hésitations ! Dès qu’une précaution ne me semblait pas d’un intérêt urgent, j’hésitais à la prendre. Après, quand il était trop tard, il ne me restait plus qu’à regretter ma pusillanimité.

Depuis que j’étais à Paris, j’étais redevenu malgré moi assez semblable à l’homme que j’avais été avant la guerre. J’avais repris certaines habitudes. Autant il m’avait semblé naturel de me mettre à courir au moindre danger quand je me trouvais en Allemagne ou en Belgique, autant cela m’eût semblé anormal rue Gay-Lussac, rue de l’Abbé-de-l’Épée, rue du Val-de-Grâce, rue Denfert-Rochereau. Il fallait donc, si je tenais vraiment à ma peau, que je me fisse violence, que la vie familiale que je venais de retrouver ne me laissât pas perdre de vue que je devais défendre mon existence comme un vulgaire bandit.

Un soir sans lune, je me décidai à aller reconnaître le chemin que je pouvais être amené à emprunter. Caché dans quelque ville lointaine, je n’eusse pas hésité à le faire. Pourquoi en eût-il été autrement dans ma ville natale ?

Vers onze heures du soir, j’ouvris la fenêtre. La nuit m’effraya quelques secondes, tant le contraste était grand entre cet atelier confortable et ce trou noir où le vent soufflait avec violence.

Décidément, quelque chose en moi était cassé. Je n’étais plus l’homme qui s’était évadé d’Allemagne et qui, pendant vingt-trois jours, avait encouragé ses camarades. Malgré toute sa force de caractère, un homme ne saurait rester indéfiniment en état d’alerte. J’avais peur d’être pris pour un vulgaire cambrioleur. Je raisonnais trop. Ce que je me proposais de faire ne m’apparaissait pas tellement indispensable. Mon projet avait quelque chose de théorique. Je sentais que si je m’abandonnais dans cette voie, mille autres gestes avaient autant de raison d’être faits.

Je m’efforçais de penser à autre chose afin de retrouver la fraîcheur du bon sens ; était-il sensé ou non de descendre la nuit sur ce toit ? Était-ce utile ?

« Oui », m’écriai-je brusquement et, sans réfléchir une seconde de plus, j’escaladai la barre d’appui et me fiant uniquement à la force de mes poignets je me laissai glisser sur le toit. Je me couchai immédiatement à plat ventre car mes souliers, sur le zinc, avaient fait un bruit que je n’avais pas prévu. J’étais redevenu l’homme courageux que je suis. Je constatai avec une joie immense que j’étais prêt, à présent, à accomplir n’importe quel acte pour me défendre, à quitter s’il le fallait à l’instant même et dans l’état où je me trouvais, l’atelier de Guéguen.

La concierge, dans sa loge d’une propreté méticuleuse, était une de ces femmes tristes dont on dit qu’elles ne s’occupent de personne. Chaque fois que je la rencontrais, elle ne paraissait pas me voir bien que notre premier contact eût dû la frapper. On aurait pu lui poser des questions à mon sujet, elle n’eût pas su quoi répondre, ce qui valait encore mieux que si elle avait obéi à une consigne.

Un nouvel inconvénient ne tarda cependant pas à me préoccuper. J’étais justement trop bien. À mesure que j’apportais des perfectionnements à ma cachette, la difficulté d’y associer Guéguen surgissait. Je me créais en quelque sorte une sécurité superposée à celle qu’il me donnait. Pour ne pas le froisser, j’étais obligé de la lui cacher. Mais il s’en apercevait. Je me rendais compte que, de plus en plus, j’agissais d’une manière que, moi-même, j’eusse trouvée antipathique chez un autre. J’avais l’air de ne pas estimer suffisamment ce qu’il faisait pour moi. Il était bien trop conscient de la gravité de mon cas pour me le reprocher, mais je devinais qu’il ne trouvait pas moins bizarres les initiatives que je prenais chez lui. J’avais trop l’air de dire que quand la vie et la liberté sont en jeu, l’amitié passe au second plan. Et j’avais beau faire, je ne parvenais pas à me débarrasser de cet air, ce qui prouve qu’il ne suffit pas de connaître ses défauts pour réussir à les dissimuler.

Il devait pourtant se demander parfois s’il ne se trompait pas, lorsqu’un nouvel incident se produisit qui ne devait plus lui laisser de doutes.

Une chose devait selon moi ne coûter aucun effort à Guéguen et accroître ma sécurité dans des proportions considérables. L’atelier était relié à l’appartement du bas par une sonnette. Il s’agissait pour moi d’obtenir de Guéguen qu’il se servît de cette sonnette pour m’avertir au cas où des gens suspects viendraient me demander. Je fis plusieurs allusions au service qu’il me rendrait en agissant ainsi. Comme il ne semblait pas comprendre ce que j’attendais de lui, je le lui dis finalement. Il accepta tout de suite, mais je remarquai qu’il avait un air drôle.

Peu après, en réfléchissant, il m’apparut que cet accord n’était pas au point. Guéguen avait eu beau accepter spontanément de me rendre le service que je lui demandais, il n’avait pas eu l’air de comprendre l’importance que j’y attachais. J’avais besoin, pour ma tranquillité, de sentir que je pouvais compter absolument sur lui. Or ce n’était pas le cas. Je m’étais aperçu d’autre part que je n’avais pas été assez précis, que je n’avais pas tout dit pour ne pas justement l’indisposer. Pour que ce système de sonnerie fût efficace, il fallait aussi que Mme Guéguen fût dans la combinaison. Son fils sortait souvent et il pouvait très bien se faire que ce fût elle qui ouvrit aux visiteurs suspects.

Je revins donc à la charge. Guéguen me répondait invariablement que c’était entendu, mais je sentais bien qu’il ne pensait à ce que je lui demandais que lorsque je lui en parlais.

Et à mesure que le temps passait, je ne sais pourquoi, j’attachais de plus en plus d’importance à ce service. Une semaine plus tôt, je n’y songeais même pas, et voilà qu’à présent il me paraissait indispensable, au point que tous les autres avantages me semblaient sans valeur tant que je n’aurais pas obtenu satisfaction.

Enfin, à force d’insister, j’eus le sentiment que je pourrais compter sur Guéguen et sa mère. Je constatai alors avec surprise que le simple fait de presser sur un bouton avait pris dans l’esprit de mes hôtes l’importance du plus grand service qu’ils me rendaient, alors qu’à mes yeux il était pour eux insignifiant, d’autant plus que l’occasion de le rendre pouvait même ne jamais se présenter.

À la suite de cet incident, je fis trois remarques dont je me proposai de tenir compte à l’avenir. La première, c’est que nous avons toujours tendance à abuser de la gentillesse des gens et que c’est au moment où nous leur demandons la chose la plus quelconque, qu’ils nous montrent brusquement qu’ils en ont assez. La deuxième, c’est que notre intérêt, même quand il ne nuit pas à celui d’autrui, éveille de la mauvaise volonté. La troisième enfin, c’est qu’il est difficile, quand on court des dangers, de conserver une certaine noblesse.

Décidément, il venait curieusement à l’esprit de mon entourage les mêmes pensées à mon sujet. Déjà M. Georget, et c’était un peu la raison pour laquelle j’étais parti, se proposait de me faire rencontrer le fils d’un de ses amis, évadé comme moi. Or, voilà que Guéguen, exactement sur le même ton, m’annonça qu’il avait un de ses amis qui s’était évadé d’Allemagne, et que ce serait une très bonne chose que nous nous rencontrions.

Je lui demandai avec inquiétude s’il avait parlé de moi. « Mais bien sûr », me répondit-il. Je ne doutais pas que Guéguen eût agi dans une bonne intention, mais je ne voulais pas qu’on sût que j’étais un évadé. Je le lui dis. « Mais pourquoi ? Au contraire. » Je ne sus que répondre. Guéguen ne pouvait comprendre que je tinsse tant au silence. Si j’avais persisté à cacher mon mérite, à ne pas me servir d’un titre qui, selon lui, m’ouvrait toutes les portes et faisait naître tant de complaisances, il se fût demandé ce que j’avais. J’eusse eu l’air de vouloir ne compter que sur lui. Comme il paraissait de plus en plus étonné, je feignis finalement d’être de son avis. Mais après avoir parlé d’autres choses, je refusai sa proposition. Dès que je me trouvai seul, je fus de nouveau harcelé de remords.

Je résolus finalement d’aller voir cet ami malgré les dangers que j’apercevais dans cette visite. Au fond, même quand la vie est en jeu, on finit par se lasser de prendre des précautions. On se familiarise avec les risques. On s’expose de plus en plus. C’est comme sous le feu de l’ennemi. On finit par croire qu’on ne sera jamais touché.

Au moment de faire cette visite, j’eus une sorte de sursaut d’indépendance. Je me dis : « C’est trop bête. » Puisque la seule idée de cette visite m’était si désagréable, pourquoi la faire ? Pour pouvoir dire à Guéguen : « Je l’ai faite ! » Mais n’étais-je pas dans une situation où toutes les considérations d’amitié, toutes ces petites faiblesses de la vie quotidienne, devaient disparaître ?

Le soir même, j’annonçai à Guéguen que, réflexion faite, j’aimais mieux pour le moment ne voir personne. Que Guéguen se froissât m’était tout à fait égal. Je ne songeais qu’à moi et peu m’importait qu’on se froissât ou non.