Table des matières

Enfance (1852)
Adolescence (1854)
Jeunesse (1855)

Enfance (1852)

Table des matières


Contenu

AVANT-PROPOS
I. NOTRE PRÉCEPTEUR KARL IVANOVITCH
II. MAMAN
III. PAPA
IV. EN CLASSE
V. L’INNOCENT
VI. QUELLE ESPÈCE D’HOMME ÉTAIT MON PÈRE
VII. DANS LE CABINET ET AU SALON
VIII. GRICHA
IX. NATHALIE SAVICHNA
X. LE DÉPART
XI. L’ENFANCE
XII. LES VERS
XIII. LES VISITES
XIV. LES IVINE
XV. ARRIVÉE DES INVITÉS
XVI. AVANT LA MAZURKE
XVII. LA MAZURKE
XVIII. APRÈS LA MAZURKE
XIX. DANS MON LIT
XX. LA LETTRE
XXI. CE QUI NOUS ATTENDAIT À LA CAMPAGNE
XXII. LE CHAGRIN
XXIII. DERNIERS SOUVENIRS TRISTES

AVANT-PROPOS

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L’œuvre que nous présentons aux lecteurs français a été commencée en 1851 et abandonnée en 1857. Tolstoï ne l’a jamais reprise. Ce délaissement ajoute à son intérêt. On y surprend la pensée de l’auteur à l’état naissant. Tolstoï nous a livré dans ces pages, si justement nommées par M. De Vogüé « notes intimes », le secret de sa formation morale; tous ses biographes sont d’accord pour le reconnaître dans Nicolas Irteneff, le héros des Souvenirs.

Mais précisément parce que ce sont des notes, certaines pages sont remplies de faits insignifiants, d’autres sont consacrées à présenter des personnages qui auraient peut-être joué un grand rôle dans la suite de l’ouvrage, mais qu’on ne revoit point, puisque le récit s’arrête court. Tolstoï lui-même semble avoir hésité, lorsqu’il s’est décidé à publier ces fragments, sur les parties qu’il convenait d’imprimer ou de retrancher. Les diverses éditions ne sont point toutes semblables; des paragraphes, des chapitres entiers ont été imprimés, puis supprimés, puis rétablis.

Personne plus que nous n’est partisan des traductions complètes. On n’a pas le droit de toucher aux œuvres des maîtres: sint ut sunt aut non sint, comme il a été dit avec raison. Toutefois, ce qui est vrai lorsqu’il s’agit d’œuvres achevées, auxquelles l’auteur a mis la dernière main, qui ont un commencement, un milieu et une fin, n’est plus tout à fait vrai en face de fragments. Nous avons recueilli avec soin, dans ce volume, tout ce qui se rapportait au héros et était de nature à nous éclairer sur son for intérieur; nous avons rétabli la plus grande partie des passages supprimés dans une édition récente; mais nous avons laissé de côté les portions qui, dans l’état actuel du livre, nous ont semblé sans objet ou sans intérêt.

A. B.

I. NOTRE PRÉCEPTEUR KARL IVANOVITCH

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Le 12 août 18.., juste le surlendemain du jour où j’avais eu dix ans et où j’avais reçu de si beaux cadeaux, Karl Ivanovitch me réveilla à sept heures du matin, en tuant une mouche au-dessus de ma tête avec un chasse-mouches en papier à pain de sucre, attaché au bout d’un bâton. Il s’y était pris si maladroitement, qu’il avait accroché l’image de mon ange gardien, suspendue au chevet de mon lit de chêne, et que la mouche morte m’était tombée sur la tête. Je sortis le nez de dessous ma couverture, j’arrêtai de la main l’image, qui continuait à se balancer, je jetai la mouche morte sur le plancher et je me mis à regarder Karl Ivanovitch avec des yeux endormis, mais irrités. Karl Ivanovitch, enveloppé de sa robe de chambre en cotonnade à ramages, attachée avec une ceinture de même étoffe, coiffé de sa calotte de tricot rouge à gland et chaussé de bottes molles en peau de bouc, continuait tranquillement à longer la muraille en visant et en tapant.

« C’est vrai, pensais-je, que je suis petit; mais pourquoi me dérange-t-il? Pourquoi ne va-t-il pas tuer les mouches au-dessus du lit de Volodia? Il n’en manque pourtant pas! Mais non, Volodia est plus âgé que moi; je suis le plus petit de tous; c’est pour ça qu’il me tourmente. Il passe sa vie, murmurai-je à demi-voix, à chercher ce qu’il pourrait me faire de désagréable. Il voit très bien qu’il m’a réveillé et qu’il m’a fait peur; mais il fait semblant de ne pas s’en apercevoir… Le vilain homme! Et sa robe de chambre, et sa calotte, et son gland, est-ce assez laid! »

Tandis que j’exhalais ainsi en moi-même mon dépit contre Karl Ivanovitch, celui-ci s’approcha de son lit, regarda sa montre, qui était pendue au-dessus du lit dans une petite pantoufle brodée de perles, accrocha le chasse-mouches à un clou et se tourna vers nous d’un air d’excellente humeur.

« Allons, enfants, allons! Il est temps de se lever. Votre maman est déjà dans le salon, » cria-t-il de sa bonne voix allemande.

Il vint s’asseoir au pied de mon lit et tira sa tabatière de sa poche. Je faisais semblant de dormir. Karl Ivanovitch commença par prendre une prise, puis il s’essuya le nez et secoua ses doigts, et alors seulement il s’occupa de moi. Il se mit à me chatouiller la plante des pieds avec de petits rires:

« Allons, allons, paresseux! »

J’avais une peur extrême d’être chatouillé. Je ne sortis pourtant pas de mon lit et ne répondis pas. Je cachai ma tête sous mon oreiller, j’envoyai des coups de pied de toutes mes forces et je me tins à quatre pour ne pas rire.

« Comme il est bon et comme il nous aime! Comment ai-je pu en penser tant de mal? »

J’en voulais et à moi-même et à Karl Ivanovitch; j’avais à la fois envie de rire et de pleurer: mes nerfs étaient agacés.

« Laissez-moi donc, Karl Ivanovitch! » criai-je les yeux pleins de larmes, en sortant ma tête de dessous l’oreiller.

Karl Ivanovitch, surpris, laissa mes pieds tranquilles et me demanda avec inquiétude ce que j’avais, si j’avais fait un mauvais rêve. Sa bonne figure allemande et la sollicitude avec laquelle il cherchait à deviner le sujet de mes larmes firent couler celles-ci encore plus abondamment. J’avais des remords, et je ne comprenais pas comment, une minute auparavant, j’avais pu ne pas aimer Karl Ivanovitch et trouver horribles sa robe de chambre, sa calotte et son gland. À présent, au contraire, tout cela me paraissait ravissant, et le gland me semblait même une preuve évidente de la bonté de Karl Ivanovitch. Je lui dis que je pleurais parce que j’avais fait un mauvais rêve: j’avais rêvé que maman était morte et qu’on allait l’enterrer. J’inventais, car je ne me rappelais pas du tout ce que j’avais rêvé cette nuit-là; mais, quand Karl Ivanovitch, ému de mon récit, se mit à me consoler et à me rassurer, il me sembla que j’avais vraiment vu cet affreux songe, et ce me fut un nouveau sujet de larmes.

Lorsque Karl Ivanovitch m’eut quitté et que je fus levé, occupé à mettre mes bas à mes petites jambes, mes larmes s’apaisèrent un peu, mais les sombres pensées éveillées par le rêve que j’avais inventé ne me quittaient pas. Kolia entra. C’était un petit homme propret, toujours sérieux, ponctuel, respectueux, grand ami de Karl Ivanovitch. Il apportait nos habits et nos chaussures: des bottes pour Volodia et, pour moi, des souliers tout neufs avec des rubans. Je n’aurais pas osé pleurer devant lui. De plus, le soleil du matin entrait joyeusement par la fenêtre et Volodia, devant sa cuvette, singeait Maria Ivanovna, la gouvernante de notre sœur, en riant de si bon cœur, que Kolia lui-même, la serviette sur l’épaule, le savon dans une main et le pot à l’eau dans l’autre, souriait en disant:

« Voyons, Vladimir Petrovitch, veuillez vous laver. »

Toute ma tristesse s’en alla.

« Êtes-vous bientôt prêts? » cria Karl Ivanovitch du fond de la classe.

Sa voix était sévère et n’avait plus l’expression de bonté qui m’avait ému jusqu’aux larmes. En classe, Karl Ivanovitch devenait un autre homme: il n’était plus que précepteur. Je m’habillai vivement, je me lavai et j’accourus, tenant encore la brosse avec laquelle je lissais mes cheveux humides.

Karl Ivanovitch, ses lunettes sur le nez et un livre à la main, était assis à sa place accoutumée, entre la porte et la fenêtre. À gauche de la porte étaient deux petites tables: celle des enfants (la nôtre), et la sienne, celle de Karl Ivanovitch. Sur la nôtre se trouvaient toutes sortes de livres, de classe et pas de classe, les uns debout, les autres couchés. Les seuls qui fussent correctement appuyés à la muraille étaient deux gros volumes de l’Histoire des Voyages, reliés en rouge. Venaient ensuite des livres grands et petits, gros et minces, des couvertures sans livres et des livres sans couvertures, le tout fourré n’importe comment lorsqu’on nous ordonnait, avant la récréation, de ranger la « bibliothèque »: c’est ainsi que Karl Ivanovitch appelait pompeusement la petite table. Quant à ses livres à lui, si la collection était moins nombreuse que la nôtre, elle était encore plus variée. Je m’en rappelle trois: une brochure allemande, non reliée, sur l’engrais qui convient aux choux; un volume relié en parchemin (il y avait un coin brûlé), sur la guerre de Sept Ans, et un cours complet d’hydrostatique. Karl Ivanovitch passait une grande partie de son temps à lire, au point de s’abimer les yeux; mais, en dehors des livres de la petite table et de l’Abeille du Nord, il ne lisait rien.

L’un des objets posés sur la table de Karl Ivanovitch m’est resté tout particulièrement dans la mémoire. C’était un rond de carton mobile, monté sur un pied de bois. Sur le rond était collée une caricature représentant une dame et un perruquier. Karl Ivanovitch était très habile à coller, et c’était lui qui avait inventé et fabriqué ce rond, dans le but de garantir ses mauvais yeux de la lumière.

Je vois encore devant moi sa longue personne, avec sa robe de chambre de cotonnade et sa calotte d’où s’échappent de rares cheveux blancs. Il est assis à côté d’une petite table sur laquelle est posé le rond de carton avec le perruquier; le rond jette une ombre sur sa figure; l’une de ses mains tient un livre, l’autre repose sur le bras du fauteuil; à côté de lui, sa montre, sur le cadran de laquelle est dessiné un chasseur, son mouchoir à carreaux, sa tabatière noire et ronde, l’étui vert de ses lunettes, et les mouchettes sur leur plateau. Tout cela est si bien rangé, si bien ordonné, qu’il suffit de le voir pour deviner que Karl Ivanovitch a la conscience pure et l’âme en paix.

Parfois, las de courir en bas, dans la salle, nous remontions sur la pointe du pied et nous allions tout doucement regarder dans la classe: Karl Ivanovitch était seul, assis dans son fauteuil et lisant un de ses livres favoris avec une expression paisible et solennelle. Je le surprenais quelquefois ne lisant pas: ses lunettes avaient glissé vers le bout de son grand nez recourbé; ses yeux bleus, à demi fermés, regardaient avec une expression particulière et ses lèvres souriaient tristement. Dans la chambre silencieuse, on n’entendait que le bruit égal de sa respiration et le tic-tac de la montre au chasseur.

Il lui arrivait de ne pas s’apercevoir que j’étais là, et moi je restais à la porte et je pensais: Pauvre, pauvre vieux! Nous, nous sommes nombreux, nous jouons, nous nous amusons, et lui, il est tout seul et personne ne le câline. À la vérité, il dit qu’il est orphelin. Et son histoire, comme elle est terrible! Je me rappelle qu’un jour il l’a racontée à Kolia. C’est affreux d’être dans sa situation! Il me faisait si grand’pitié que j’allais à lui et que je lui prenais la main en disant: « Mon cher Karl Ivanovitch! » Il aimait cela; il ne manquait jamais de me caresser et l’on voyait qu’il était ému.

Sur la seconde paroi de la classe étaient accrochées des cartes de géographie, presque toutes déchirées, mais adroitement recollées par Karl Ivanovitch. Sur la troisième paroi, celle où se trouvait la porte, étaient pendues d’un côté deux règles: l’une toute pleine d’entailles, c’était la nôtre; l’autre toute neuve, la sienne, qui servait moins à tracer des lignes qu’à nous stimuler. De l’autre côté de la porte, il y avait un tableau noir sur lequel nos grosses fautes étaient marquées par des ronds, les petites par des croix. À gauche du tableau, le coin où l’on nous mettait en pénitence, à genoux.

Comme je m’en souviens, de ce coin! Je me rappelle la porte du poêle, et la petite porte qui était dans la porte, et le bruit qu’elle faisait quand on y touchait. Parfois j’étais dans le coin depuis si longtemps, que le dos et les genoux me faisaient mal. Je me disais: « Karl Ivanovitch m’a oublié. Il est tranquillement assis dans un bon fauteuil, il lit son hydrostatique…. Et moi? » Alors, pour le faire penser à moi, j’ouvrais et refermais tout doucement la petite porte du poêle, ou bien je faisais tomber des plâtras de la muraille. Si par hasard le morceau était trop gros et faisait beaucoup de bruit en tombant, ma peur était pire que toute la pénitence. Je regardais bien vite du côté de Karl Ivanovitch: il ne bougeait pas; il tenait son livre et avait l’air de ne s’être aperçu de rien.

Au milieu de la chambre était une table recouverte d’une toile cirée noire, dont les trous laissaient apercevoir des bords pleins de coups de canif. Autour de la table, quelques escabeaux de bois non peints, polis par un long usage. La quatrième paroi était occupée par trois fenêtres. Voici la vue qu’on avait de ces fenêtres. Droit au-dessous, une route dont je connaissais chaque ornière et dont j’aimais chaque caillou. De l’autre côté du chemin, l’allée de tilleuls taillés et sa palissade; puis la prairie, bordée d’un côté par l’enclos aux meules, de l’autre par le bois; dans le lointain, la petite maison du garde. Par la fenêtre de droite, on apercevait un bout de la terrasse où les grandes personnes venaient s’asseoir en attendant le dîner. Il m’arrivait de regarder de côté, pendant que Karl Ivanovitch me corrigeait ma dictée, et d’apercevoir les cheveux noirs de maman, puis un dos, et d’entendre un bruit confus de voix et de rires. J’étais bien fâché de ne pas être là-bas et je pensais: « Quand je serai grand, je ne ferai plus de leçons; au lieu d’apprendre des dialogues allemands, je passerai tout mon temps à être assis avec ceux que j’aime. » Mon dépit se changeait en tristesse et je devenais si absorbé (Dieu sait pourquoi et à quoi je pensais), que je n’entendais pas Karl Ivanovitch se fâcher de mes fautes d’orthographe.

Karl Ivanovitch ôta sa robe de chambre, mit un habit bleu, plissé sur les épaules, arrangea sa cravate devant le miroir et nous conduisit en bas dire bonjour à maman.

II. MAMAN

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Maman était assise dans le salon et faisait le thé. D’une main elle tenait la théière, de l’autre le robinet du samovar. La théière débordait et l’eau coulait dans le plateau; mais, bien que maman regardât fixement la théière, elle ne s’en apercevait pas, et elle ne nous vit pas non plus entrer.

Lorsqu’on essaye de se représenter les traits d’un être aimé, tant de souvenirs surgissent à la fois qu’ils troublent la vue comme le feraient des larmes. Ce sont les larmes de l’âme. Quand je cherche à me rappeler maman telle qu’elle était dans ce temps-là, je ne vois que ses yeux bruns, exprimant invariablement la bonté et l’affection, le petit signe de sa joue, un peu au-dessous de l’endroit où frisottaient des cheveux follets, son col blanc brodé, sa main délicate et maigre, qui me caressait si souvent et que je baisais si souvent: l’ensemble m’échappe.

À gauche du divan était un vieux piano à queue anglais. Devant le piano, une fillette brune, ma sœur Lioubotchka, s’évertuait sur une étude de Clémenti avec ses petits doigts rouges, tout frais lavés à l’eau froide. Elle avait onze ans; elle portait une robe courte en guingan et des pantalons brodés, et ne faisait pas encore l’octave. Près d’elle, un peu en côté, était assise sa gouvernante, Maria Ivanovna, avec son bonnet à rubans roses, sa casaque bleu de ciel et son visage rouge et irrité, qui prit une expression encore plus aigre dès qu’apparut Karl Ivanovitch. Elle lui jeta des regards menaçants, et, sans répondre à son salut, haussant la voix et accentuant le ton du commandement, elle continua à compter en battant la mesure du pied: une, deux, trois; une, deux, trois.

Karl Ivanovitch, selon son habitude, ne fit aucune attention à elle et alla tout droit baiser la main de maman, à l’allemande. Maman sortit de sa rêverie, secoua la tête comme pour chasser des idées tristes, donna sa main à Karl Ivanovitch et le baisa sur son vieux front ridé pendant qu’il lui baisait la main.

« Merci, mon cher Karl Ivanovitch, dit-elle en allemand. Les enfants ont bien dormi? »

Karl Ivanovitch était sourd d’une oreille, et, en ce moment, il n’entendait rien du tout à cause du piano. Il se courba encore plus bas vers le divan, un pied en l’air et une main appuyée sur la table, souleva sa calotte et dit avec un sourire qui, dans ce temps-là, me paraissait la quintessence des belles manières:

« Vous permettez, Nathalie Nicolaïevna? »

Karl Ivanovitch ne se séparait Jamais de sa calotte rouge, de peur de prendre froid à sa tête chauve, mais il ne manquait jamais, en entrant dans le salon, de demander la permission de la garder.

« Gardez, gardez… Je vous demande, dit maman en se tournant vers lui et en élevant la voix, si les enfants ont bien dormi. »

Il n’entendit pas davantage et sourit encore plus gracieusement en remettant sa calotte.

« Arrêtez-vous un instant, Mimi, dit maman à Maria Ivanovna avec un sourire; on ne s’entend pas. »

Quand maman souriait — elle était bien jolie, maman — elle devenait encore bien plus jolie, et on aurait dit que la joie se répandait tout autour d’elle. Si je pouvais seulement entrevoir ce sourire dans les moments difficiles de la vie, je ne saurais pas ce que c’est que le chagrin. Il me semble que ce qu’on appelle la beauté réside uniquement dans le sourire. Si le sourire embellit, c’est que le visage est beau; s’il ne le change pas, c’est que le visage est ordinaire, et, s’il le gâte, c’est que le visage est laid.

Après m’avoir dit bonjour, maman prit ma tête à deux mains, la pencha en arrière et me regarda attentivement:

« Tu as pleuré? »

Je ne répondis pas. Elle m’embrassa sur les yeux et dit en allemand:

« Pourquoi as-tu pleuré? »

Quand elle causait familièrement avec nous, elle se servait toujours de l’allemand, qu’elle savait très bien.

Le rêve que j’avais inventé me revint à l’esprit avec tous ses détails et je frissonnai involontairement.

« J’ai pleuré en rêvant, maman. »

Karl Ivanovitch confirma mon dire, mais garda le silence sur mon rêve. Après une petite conversation sur le temps, à laquelle Mimi prit part, maman posa sur le plateau six morceaux de sucre destinés aux domestiques importants, se leva et se dirigea vers son métier à broder, placé près de la fenêtre.

« Allez trouver papa, enfants, et dites-lui de ne pas oublier de venir me parler avant d’aller à l’enclos. »

Le piano, les une, deux, trois et les regards menaçants recommencèrent. Nous traversâmes une pièce qui avait gardé du temps de mon grand-père le nom de salle des Officiers et nous entrâmes dans le cabinet de papa.

III. PAPA

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Il était debout auprès de son bureau, désignant du geste des papiers et de petits tas d’argent et expliquant quelque chose, d’un air échauffé, à notre intendant Iacof Mikhaïlof. Celui-ci, debout à sa place ordinaire, entre la porte et le baromètre, avait mis ses mains derrière son dos et agitait les doigts en tous sens avec une rapidité extrême.

Plus papa s’échauffait, plus les doigts remuaient vite, et, quand papa se taisait, les doigts s’arrêtaient; mais, dès que lacof se mettait lui-même à parler, c’était à ses mains des mouvements désordonnés et des soubresauts extraordinaires. Je crois qu’on aurait pu deviner ses pensées en regardant ses doigts. Quant à son visage, il était impassible. On y lisait la conscience de sa valeur, jointe à cette nuance de soumission qui a l’air de dire: « C’est moi qui ai raison; du reste, je ferai ce que vous voudrez. »

En nous apercevant, papa se contenta de dire: « Dans un instant…, je viens tout de suite; » et il nous fit signe avec la tête de fermer la porte.

« Bon Dieu! Qu’est-ce que tu as aujourd’hui, Iacof? Continua-t-il. Tu recevras 1000 roubles du moulin, 8000 pour les hypothèques; tu vendras pour 3000 roubles de foin. Oui ou non, cela te fera-t-il 12 000 roubles?

— Oui, certainement, » répondit Iacof.

À l’agitation de ses doigts, je vis qu’il allait faire des objections, mais papa ne lui en laissa pas le temps.

« Tiens, voilà une enveloppe avec de l’argent dedans. Tu la remettras à son adresse. »

J’étais près de la table. Je jetai un coup d’œil sur l’enveloppe et je lus: Pour Karl Ivanitch Mayer.

Papa s’aperçut sans doute que je lisais ce qui ne me regardait pas, car il posa sa main sur mon épaule et m’indiqua par une légère pression la direction opposée à la table. N’étant pas sûr que ce ne fût pas une caresse, je baisai à tout hasard la grosse main sillonnée de veines qui s’appuyait sur mon épaule.

« C’est bon, dit Iacof. Et pour l’argent de Khabarovka? »

Khabarovka était la propriété de maman.

« Tu n’y toucheras pas sans mon ordre. »

Iacof se tut quelques secondes. Tout à coup ses doigts s’agitèrent avec un redoublement de rapidité; son air de soumission bête fit place à une expression rusée et il commença en ces termes:

« Permettez, Pierre Alexandrovitch; j’ai peur que nos calculs ne soient pas justes. »

Il se tut un instant et regarda papa d’un air profond.

« Pourquoi?

— Permettez. Le meunier est déjà venu me voir deux fois pour demander du temps. Il jure qu’il n’a pas d’argent. Il est là; voulez-vous lui parler vous-même? (Papa fit signe que non.) Pour les hypothèques, vous ne toucherez rien avant deux mois, comme je vous l’avais dit. Le foin…, vous venez de dire vous-même qu’on en tirerait peut-être 3000 roubles… »

Il s’interrompit. Ses yeux disaient: « Vous voyez vous-même. Qu’est-ce que c’est que 3000 roubles! »

Il était visible qu’il avait une foule d’arguments en réserve; c’est peut-être pour cela que papa se hâta de lui couper la parole.

« Ce sera comme je te l’ai dit. Pourtant, si l’argent ne rentrait pas tout de suite, tu prendrais celui de Khabarovka.

— C’est bon. »

Le visage et les doigts de Iacof exprimèrent une vive satisfaction.

Iacof était serf. C’était un homme très zélé et très dévoué. Comme tous les bons intendants, il prenait avec âpreté les intérêts de son maître, sur lesquels il avait les notions les plus étranges. Son idée fixe était d’enrichir monsieur aux dépens de madame, en démontrant la nécessité de dépenser tous les revenus de madame pour Petrovskoë, la campagne que nous habitions. En ce moment, il triomphait d’avoir réussi. Après nous avoir dit bonjour, papa nous déclara que nous menions à la campagne une vie de paresseux, que nous devenions grands et qu’il était temps de travailler sérieusement.

« Vous savez déjà, je pense, que je pars pour Moscou et que je vous emmène, poursuivit-il. Vous habiterez chez votre grand’mère, et maman restera ici avec les petites. N’oubliez pas que sa seule consolation sera de savoir que vous travaillez bien et qu’on est content de vous. »

Bien que nous nous attendissions à quelque chose d’extraordinaire à cause des préparatifs que nous voyions faire depuis plusieurs jours, cette nouvelle fut un coup de foudre. Volodia rougit et sa voix tremblait en faisant la commission de maman.

« Voilà ce qu’annonçait mon rêve! Pensais-je en moi-même. Dieu veuille que ce ne soit pas encore pis! »

J’avais beaucoup, beaucoup de chagrin pour maman, et, en même temps, la pensée que nous commencions réellement à être grands me flattait.

« Si nous partons ce soir, pensais-je, nous n’aurons bien sûr pas classe aujourd’hui. Quel bonheur! Pourtant, je suis fâché pour Karl Ivanovitch. On le renvoie; sans cela il n’y aurait pas cette enveloppe pour lui… J’aimerais mieux faire des leçons toute ma vie, ne pas quitter petite maman et ne pas faire de peine à ce pauvre Karl Ivanovitch. Il est déjà si malheureux! »

Toutes ces pensées traversaient ma tête. Je ne bougeais pas et je regardais fixement les rubans de mes souliers.

Papa échangea quelques mots avec Karl Ivanovitch sur le baromètre, qui avait baissé. Il recommanda à Iacof de ne pas donner à manger aux chiens, parce qu’il voulait sortir une dernière fois, après le dîner, avec les jeunes chien courants, et il nous envoya travailler, contre mon attente; cependant il nous promit, pour nous consoler, de nous emmener à la chasse.

En reprenant le chemin du premier étage, je m’échappai un instant, en courant, sur la terrasse. Milka, le lévrier favori de papa, était couché au soleil, devant la porte, les yeux à demi fermés.

« Mon petit Milka, lui dis-je en le caressant et en lui embrassant le museau, nous partons. Adieu! Nous ne nous reverrons plus jamais. »

Je m’attendris et fondis en larmes.

IV. EN CLASSE

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Karl Ivanovitch était de très mauvaise humeur. On s’en apercevait à ses sourcils froncés, à la manière dont il flanqua son habit sur la commode, à l’air furieux avec lequel il noua la ceinture de sa robe de chambre et fit une grosse marque d’ongle sur le livre de dialogues allemands, pour indiquer jusqu’où nous devions aller. Volodia apprit passablement sa leçon; moi, j’étais trop troublé pour travailler. Je regardais mon livre de dialogues, mais mon esprit était absent et les larmes qui m’emplissaient les yeux à l’idée du départ m’empêchaient de lire. Vint l’heure de réciter ma leçon à Karl Ivanovitch, qui ferma les yeux pour écouter (c’était mauvais signe). Quand je fus à l’endroit où l’un dit: « D’où venez-vous? » et où l’autre répond: « Je viens du café, » il me fut impossible de retenir plus longtemps mes larmes et les sanglots m’empêchèrent de dire: « Avez-vous lu le journal? » Il fallut faire ma page d’écriture. Mes larmes produisirent de tels pâtés, que j’avais l’air d’avoir écrit avec de l’eau sur du papier buvard.

Karl Ivanovitch se fâcha, prétendit que c’était de l’entêtement, « une comédie de marionnettes » (c’était son expression favorite), me mit en pénitence à genoux, me menaça avec sa règle et exigea que je demandasse pardon quand je ne pouvais pas prononcer un mot à force de pleurer. À la fin, sentant probablement son injustice, il s’en alla dans la chambre de Kolia, en frappant la porte derrière lui.

De la classe, nous entendîmes une conversation.

« Tu sais, Kolia, que les enfants s’en vont à Moscou? Dit Karl Ivanovitch en entrant dans la chambre.

— Oui, je sais. »

Kolia voulut sans doute se lever, car Karl Ivanovitch lui dit: « Reste assis, Kolia, » et c’est là-dessus qu’il ferma la porte. Je quittai mon coin et j’allai écouter à la porte.

« On a beau rendre des services aux gens, commença Karl Ivanovitch d’un ton pénétré, on a beau leur être dévoué, il est clair qu’il ne faut pas attendre de reconnaissance; n’est-ce pas, Kolia? »

Kolia était assis près de la fenêtre et cousait une botte. Il fit un signe affirmatif de la tête.

« Il y a douze ans que je suis dans cette maison, poursuivit Karl Ivanovitch, et, je puis le dire devant Dieu, Kolia (il leva les yeux et éleva sa tabatière vers le plafond), je leur ai été plus attaché et je me suis donné plus de peine pour eux que s’ils avaient été mes propres enfants. Tu te rappelles, Kolia, quand Volodia a eu la fièvre? J’ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer l’œil. Oui, dans ce temps-là, j’étais ce bon Karl Ivanovitch, ce cher Karl Ivanovitch; on avait besoin de moi. À présent (il sourit ironiquement), les enfants sont devenus grands: il est temps de travailler sérieusement. Alors, ici, ils n’apprennent rien, Kolia?

— Comment apprendre mieux, bien sûr? Dit Kolia en posant son alêne et en tirant à deux mains sur son fil.

— Oui, à présent qu’on n’a plus besoin de moi, on me met à la porte. Que sont devenues les promesses et la reconnaissance? J’ai un profond respect et une grande affection pour Nathalie Nicolaïevna (il posa la main sur son cœur); mais, Kolia, qu’est-ce qu’elle est ici? Elle ne compte pas dans la maison, voilà la vérité. (En prononçant ces mots, il envoya les rognures de cuir par terre d’un geste expressif.) Je sais qui m’a joué ce tour et pourquoi je suis devenu inutile: c’est parce que je ne suis pas un flatteur et que je ne dis pas amen à tout, comme certaines personnes. J’ai l’habitude (il prit un ton fier) de dire toujours la vérité, et devant tout le monde. Que Dieu leur pardonne! Ce n’est pas de ne plus m’avoir qui les enrichira, et moi, grâce à Dieu, je trouverai toujours à gagner un morceau de pain; n’est-ce pas, Kolia? »

Kolia leva la tête et regarda Karl Ivanovitch comme pour s’assurer qu’il trouverait réellement un morceau de pain; mais il ne répondit rien.

Karl Ivanovitch parla longtemps sur ce ton. Il raconta combien on avait mieux apprécié ses services chez un général où il avait été avant de venir chez nous (je fus très peiné d’apprendre cela); il parla de la Saxe, de ses parents, de son ami le tailleur Schônheit, etc., etc.

Je compatissais à son chagrin et il m’était pénible de voir que papa et Karl Ivanovitch, que j’aimais presque autant l’un que l’autre, ne se comprenaient pas. Je retournai dans mon coin, m’assis sur mes talons et me mis à rêver aux moyens de les réconcilier.

En rentrant dans la classe, Karl Ivanovitch me dit de me lever et de préparer mon cahier de dictées. Quand tout fut prêt, il s’installa majestueusement dans son fauteuil et, d’une voix qui semblait sortir d’un abîme, il me dicta ce qui suit:

« De tous les dé-fauts, le plus dé-tes-ta-ble est… Vous y êtes? »

Il s’arrêta, aspira longuement une prise de tabac et reprit avec un redoublement d’énergie:

« Le plus détestable est l’In-gra-ti-tude. Un grand I. »

Croyant qu’il allait continuer, je le regardais.

« Un point, » dit-il avec un sourire à peine perceptible.

Et il me fit signe de lui donner le cahier. Il lut plusieurs fois cette maxime à haute voix, avec des intonations variées et une expression de profonde satisfaction: elle rendait bien la pensée qui l’étouffait. Il nous donna ensuite une leçon d’histoire à apprendre et s’assit près d’une fenêtre. Son visage n’était plus irrité; il exprimait le contentement de l’homme qui a vengé avec dignité un affront.

Il était une heure moins un quart; Karl Ivanovitch n’avait pas l’air de penser à nous renvoyer et nous donnait toujours de nouvelles leçons. L’ennui et la faim grandissaient de compagnie. Je surveillais avec une impatience extrême tous les signes annonçant le dîner. « Voilà la servante avec son torchon, qui va laver les assiettes. On remue la vaisselle dans le buffet. J’entends tirer la table et placer les chaises. Voilà Mimi, avec Lioubotchka et Catherine (la fille de Mimi, douze ans) qui reviennent du jardin; mais je n’aperçois pas Phoca (le maître d’hôtel Phoca, celui qui annonce que le dîner est servi). Quand on verra Phoca, on pourra jeter son livre et se sauver sans s’occuper de Karl Ivanovitch, mais pas avant. »

Enfin, on entendit des pas sur l’escalier.

Ce n’était pas Phoca! Je connaissais bien le pas de Phoca et le craquement de ses bottes. La porte s’ouvrit, et je vis apparaître une figure complètement inconnue.

V. L’INNOCENT

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C’était un homme d’une cinquantaine d’années, avec un grand visage pâle, marqué de petite vérole, de longs cheveux gris et quelques poils de barbe rougeâtres. Il était tellement grand, qu’il dut, à la lettre, se plier en deux pour passer par la porte. Son costume était en loques et d’une forme indéfinissable; cela tenait le milieu entre un cafetan et une soutane. Il avait à la main un énorme bâton avec lequel il frappa le plancher de toute sa force, en entrant, puis il fronça les sourcils, ouvrit une bouche démesurée et poussa un éclat de rire effroyable. Il était borgne, et son œil blanc, toujours en mouvement, achevait de le rendre hideux.

« Ah! Ah! Attrapé! » Cria-t-il en s’approchant de Volodia et en le saisissant par la tête. Il lui examina attentivement le crâne, le lâcha, s’approcha de la table et souffla d’un air très sérieux sous la toile cirée, en faisant des signes de croix dessus.

« O ô ô! Dommage!… ô ô ô! Fait mal!…… ô ô ô! Chéris…. Envolent! » Reprit-il en regardant Volodia d’un air attendri.

Il se mit à pleurer et s’essuya les yeux avec sa manche.

Il avait la voix rude et enrouée, les mouvements précipités et saccadés; ses discours étaient décousus et dépourvus de sens (il ne se servait jamais de pronoms); avec tout cela, le ton était si touchant, sa vilaine figure jaune prenait par moments une expression si profondément triste, qu’on éprouvait malgré soi, en l’écoutant, un mélange de pitié, de frayeur et de mélancolie.

C’était Gricha l’innocent, le voyageur perpétuel.

D’où était-il? Qui étaient ses parents? Pourquoi avait-il adopté cette vie errante? Personne n’en savait rien. Tout ce que je puis dire, c’est qu’on le connaissait dans le pays depuis plus de trente ans et qu’on l’avait toujours vu à l’état d’innocent. Il allait invariablement nu-pieds, hiver comme été, fréquentait les couvents, distribuait de menus objets de piété aux gens qu’il prenait en gré et prononçait des paroles énigmatiques où certaines personnes voyaient des prophéties. Jamais il n’avait été que « l’innocent ». Il venait de temps en temps chez ma grand’mère. Selon les uns, ses parents étaient riches et il était à plaindre et intéressant. Selon les autres, Gricha était un simple moujik et un fainéant.

Phoca parut enfin, l’exact Phoca, attendu avec tant d’impatience. Nous descendîmes et Gricha nous suivit, toujours sanglotant et débitant des extravagances. Il frappait les marches de l’escalier avec son gourdin.

Papa et maman se promenaient dans le salon, bras dessus bras dessous, en causant à demi-voix. Mimi, l’air digne, était assise dans un fauteuil placé à angle droit avec le divan. Les petites filles étaient assises à côté d’elle, et Mimi leur donnait ses instructions d’une voix basse mais sévère. Dès que Karl Ivanovitch entra, Mimi lui lança un coup d’œil, et sur-le-champ lui tourna le dos, en faisant une figure qui voulait dire:

« Je vous ignore, Karl Ivanovitch. »

On voyait aux yeux des filles qu’elles grillaient de nous communiquer une grande nouvelle, mais il n’y avait pas à songer à accourir nous parler: c’eût été enfreindre la règle de Mimi. La règle exigeait que nous fissions d’abord une révérence en disant: « Bonjour, Mimi, » après quoi nous avions le droit de causer.

Était-elle assez insupportable, cette Mimi! Impossible de causer quand elle était là: elle trouvait tout inconvenant. De plus, elle était toujours à vous poursuivre avec son « Parlez, donc français », juste au moment — c’était comme un fait exprès — où vous aviez si envie de bavarder en russe. À table, vous trouviez un plat bon et vous aviez envie de manger en paix, sans être dérangé; immanquablement, Mimi commençait: « Mangez donc du pain; comment tenez-vous donc votre fourchette? » — En quoi est-ce que ça la regarde? Pensais-je. Qu’elle s’occupe des filles! Elle est là pour ça. Mais nous, c’est Karl Ivanovitch qui est chargé de nous. — Je partageais du fond du cœur la haine de Karl Ivanovitch pour les certaines personnes.

On passa dans la salle à manger, les grandes personnes en tête. Catherine me retint, par le pan de ma veste et me dit tout bas:

« Demande à ta maman de nous laisser aller avec vous à la chasse.

— Bon, nous tâcherons. »

Gricha dînait avec nous, mais à une petite table à part. Il ne levait pas les yeux de son assiette, poussait des soupirs, faisait des grimaces affreuses et se parlait à lui-même: « Dommage!…. Envolée… envolé pigeon ciel…. Ah! Pierre sur tombeau! » Et autres propos du même genre.

Depuis le matin, maman paraissait agitée, et la présence de Gricha, avec son radotage et ses grimaces, augmentait visiblement son malaise.

« Ah! J’allais oublier de te demander une chose, dit-elle à papa en lui tendant une assiettée de soupe.

— Quoi?

— Je t’en prie, dis d’enfermer tes horribles chiens. Ils ont manqué mordre le pauvre Gricha quand il est entré dans la cour, ils seraient capables de mordre les enfants. »

Gricha entendit qu’il était question de lui. Il se retourna sur sa chaise et dit la bouche pleine, en montrant son vêtement en lambeaux: « Voulait faire mordre… Dieu pas permis. Chasser avec chiens, péché! Grand péché! Pas battre ancien… pourquoi battre? Dieu pardonne.

— Qu’est-ce qu’il dit? Demanda papa en le regardant fixement d’un air mécontent. Je n’y comprends rien.

— Moi, je comprends, répliqua maman. Il m’a raconté qu’un de tes chasseurs a excité exprès son chien à se jeter sur lui. Il te dit: « Il a voulu me faire mordre, mais Dieu ne l’a pas permis, » et il te demande de ne pas punir le chasseur.

— Ah! C’est ça! Dit papa. Mais comment sait-il que je veux punir le chasseur? — Tu sais, continua-t-il en français, en général je n’aime pas beaucoup ces messieurs-là; mais celui-là me déplaît tout particulièrement, et je suis sûr……

— Oh! Ne dis pas cela, mon ami, s’écria maman en l’interrompant d’un air effrayé. Qu’en sais-tu?

— Ce ne sont pas les occasions qui m’ont manqué pour étudier cette engeance, — c’en est toujours plein chez toi, — ils sont tous sur le même patron. Éternellement la même histoire… »

On voyait que maman n’était pas du tout de l’avis de papa et qu’elle ne voulait pas se disputer.

« Passe-moi les petite pâtés, je te prie, dit-elle. Sont-ils bons aujourd’hui?

— Non! Continua papa en prenant le plat aux petits pâtés et en le tenant en l’air, hors de la portée de maman; non! Ça me met en colère quand je vois des gens intelligents et instruits se laisser duper. »

Il frappa la table avec sa fourchette. « Je t’ai demandé les petits pâtés, répéta maman en tendant le bras.

— On a bien raison de faire ramasser ces gens-là par la police, poursuivit papa en reculant son plat. Ils ne servent absolument qu’à agiter les gens nerveux, » ajouta-t-il avec un sourire, remarquant que cette conversation déplaisait beaucoup à maman; et il lui donna les petits pâtés.

« Je te répondrai une seule chose, dit maman. Il est difficile d’admettre qu’un homme qui va nu-pieds hiver comme été à son âge, qui porte toujours sous ses vêtements une chaîne pesant plus de soixante livres, qui a toujours refusé, quand on lui offrait une vie tranquille où il aurait été défrayé de tout, — il est difficile d’admettre que cet homme fait tout cela uniquement par paresse. Pour ce qui est des prédictions (elle soupira et se tut un instant), je suis payée pour y croire. Je crois t’avoir raconté que Kirioucha avait prédit à mon père le jour et l’heure de sa mort.

— Qu’as-tu fait? Dit papa en souriant et en mettant main sa en écran au coin de sa bouche, du côté où était Mimi (quand papa faisait ce geste, j’écoutais de toutes mes oreilles, convaincu qu’il allait dire quelque chose de très drôle). Pourquoi m’as-tu fait penser à ses pieds? Je les ai regardés et je ne pourrai plus manger. »

Le dîner tirait à sa fin. Lioubotchka et Catherine ne cessaient de nous faire des signes, se remuaient sur leurs chaises et donnaient toutes les marques d’une violente agitation. Leurs signes voulaient dire: « Pourquoi ne demandez-vous pas qu’on nous emmène à la chasse? » Je poussais Volodia du coude, Volodia me le rendait. Enfin, il prit son parti. D’une voix d’abord timide, puis assez ferme et assez haute, il expliqua qu’étant au moment de partir, nous voudrions emmener les filles à la chasse avec nous. Après un court conciliabule entre les grandes personnes, notre requête nous fut accordée et nous courûmes nous habiller pour la chasse. J’étais d’une impatience extrême. On entendit enfin le pas de papa dans l’escalier. Quelques minutes plus tard, nous étions en route.

VI. QUELLE ESPÈCE D’HOMME ÉTAIT MON PÈRE

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C’était un homme du siècle dernier, et, comme toute la jeunesse d’alors, il avait un je ne sais quoi de chevaleresque, d’entreprenant, d’assuré, d’aimable et de débauché. Il éprouvait un profond mépris pour les gens de notre siècle, et son mépris venait à la fois d’une hostilité orgueilleuse et du dépit de ce qu’il ne pouvait plus avoir à notre époque l’influence et les succès qu’il avait eus dans son temps. Ses deux grandes passions étaient les cartes et les femmes. Il gagna ou perdit au jeu, dans le cours de sa vie, plusieurs millions, et il aima un nombre incalculable de femmes, dans toutes les classes de la société.

Il était grand et de belle prestance, marchait très singulièrement, à tout petits pas, et avait un tic dans une des épaules. De petits yeux toujours souriants, un grand nez d’aigle, une bouche irrégulière, un peu grimaçante et néanmoins agréable, un défaut de prononciation (il sifflait en parlant) et une tête toute chauve: tel était mon père à l’époque où remontent mes plus anciens souvenirs. Avec cet extérieur, non seulement il sut passer pour un homme à bonnes fortunes et l’être en effet, mais il sut plaire à tout le monde sans exception, grands et petits, en particulier à ceux à qui il voulait plaire.

Il s’arrangeait, dans toutes ses relations, pour n’être jamais sur un pied d’infériorité. Sans avoir jamais été du grand monde, il fréquentait continuellement des gens qui en faisaient partie, et il s’en faisait respecter. Il connaissait le degré précis d’orgueil et de présomption qui relève un homme dans l’opinion du monde sans blesser autrui. Il était original, mais à ses heures; il se servait de l’originalité pour suppléer dans certains cas aux belles manières et à la richesse. Rien au monde ne l’étonnait: dans quelque haute situation qu’il se fût trouvé, il aurait eu l’air d’être né pour elle. Il s’entendait si parfaitement à dérober aux autres et à éloigner de lui-même le côté ennuyeux de la vie, celui des petites contrariétés et des tracas, qu’il était impossible de ne pas l’envier. Il était connaisseur en tout ce qui procure à l’homme commodité et agrément, et il savait en profiter. Il avait un dada: les brillantes relations qu’il devait en partie à la famille de ma mère et en partie à ses amitiés de jeunesse; il en voulait en son âme à ses anciens camarades d’être arrivés à de hautes situations, tandis qu’il était toujours lieutenant de la garde en retraite.

Comme tous les anciens militaires, il ne savait pas s’habiller à la mode. En revanche, il était mis d’une façon à lui et avec goût. Il portait toujours un habit très ample et très léger, du linge magnifique, un grand col et de grandes manchettes retroussées. Du reste, avec sa grande taille, son air de vigueur, sa tête chauve et ses mouvements tranquilles et aisés, tout lui allait. Il était sensible et avait même la larme facile. Souvent, lorsqu’il lisait haut, sa voix se mettait à trembler en approchant de l’endroit pathétique, ses yeux se mouillaient et il fermait le livre avec dépit. Il aimait la musique et chantait, en s’accompagnant au piano, des romances de son ami A***, des airs tziganes et des motifs d’opéra; mais il n’aimait pas la musique savante et disait franchement, sans se soucier de l’opinion publique, que les sonates de Beethoven l’endormaient et qu’il ne connaissait rien, en musique, qui fût au-dessus de Ne m’éveillez pas, chanté par Séménof, ou de Pas seule, chanté par la Tzigane Tanioucha.

Il était de ces gens auxquels, pour faire une bonne action, il est absolument indispensable d’avoir un public. Il n’existait d’ailleurs d’autre bien à ses yeux que ce que le public trouvait bien. Avait-il en morale des principes quelconques? Dieu seul le sait; mais sa vie avait été si remplie d’entraînements en tous genres qu’il ne devait pas avoir eu le temps d’avoir des principes; d’ailleurs il était trop heureux pour en voir la nécessité.

En avançant en âge, il se forma des opinions arrêtées et des règles fixes, mais uniquement à un point de vue pratique: tout ce qui lui procurait plaisir et bonheur était bien, et c’était ainsi qu’il fallait toujours faire à l’avenir. Il contait d’une manière charmante, et je crois que ce talent contribuait à rendre ses principes élastiques: suivant le tour qu’il donnait à son récit, la même action devenait une aimable plaisanterie ou la dernière des vilenies.

VII. DANS LE CABINET ET AU SALON

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Il commençait déjà à faire nuit quand nous rentrâmes de la chasse. Maman se mit au piano. Nous autres enfants nous allâmes chercher du papier, des crayons et des couleurs, et nous nous mîmes à dessiner sur la table ronde. Je n’avais que du bleu; mais cela ne m’arrêta pas et j’entrepris de dessiner notre chasse de l’après-midi. J’eus bientôt fait un petit garçon bleu monté sur un cheval bleu et courant après des chiens bleus; mais il me vint des scrupules pour le lièvre: pouvait-on faire un lièvre bleu? Je courus le demander à papa, dans son cabinet:

« Papa, y a-t-il des lièvres bleus? »

Papa lisait. Il me répondit sans lever la tête:

« Il y en a, mon ami, il y en a. »

De retour à la table, je fis un lièvre bleu; après quoi, je jugeai indispensable de le changer en buisson. Le buisson me déplut aussi. J’en fis un arbre; l’arbre devint une meule de foin; la meule, un nuage, tant et si bien que tout mon papier fut bleu. Je le déchirai de colère et j’allai faire un somme dans le fauteuil voltaire.

Maman jouait le deuxième concerto de Field, son professeur. Je dormais à moitié, et du fond de ma mémoire montaient des souvenirs légers, lumineux, pour ainsi dire transparents. Elle commença la Sonate pathétique de Beethoven et il me vint des souvenirs tristes, pénibles et sombres. Maman jouait souvent ces deux morceaux: c’est pourquoi je me rappelle très bien l’effet qu’ils me produisaient. Cela ressemblait tout à fait à des souvenirs; mais des souvenirs de quoi? Il semble qu’on se rappelle des choses qui n’ont jamais été.

En face de moi était la porte conduisant au cabinet de papa. J’entrevis Iacof qui entrait, suivi de plusieurs individus à grandes barbes et en cafetans. La porte se referma aussitôt sur eux. « Voilà les affaires qui commencent! » pensai-je. À mes yeux, il n’existait pas dans l’univers entier d’affaires plus importantes que celles qui se traitaient dans le cabinet de papa. J’étais confirmé dans mon idée par la remarque qu’en approchant de la porte les gens se mettaient à parler bas et à marcher sur la pointe du pied. On entendait du salon la voix sonore de papa et l’on sentait l’odeur de son cigare, qui m’avait toujours charmé, je ne sais pourquoi. Tout à coup j’entendis à travers mon demi-sommeil un craquement de souliers bien connu: Karl Ivanovitch se dirigeait vers le cabinet sur la pointe du pied, mais avec un visage sombre et résolu. Il frappa légèrement, on lui ouvrit, et la porte se referma.

« Pourvu qu’il n’arrive pas un malheur! Pensai-je. Karl Ivanovitch est en colère: il est capable de tout. »

Je me rendormis.