POUR ÊTRE LU AVANT LE LIVRE

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Ce livre contient, en même temps que la description d’événements qui se sont passés réellement, des fables, des légendes, des contes choisis parmi tous ceux que l’on a écrits pour moraliser les hommes.

Nous avons pris ceux que nous croyons conformés à la doctrine du Christ, et que, par cette raison, nous considérons comme bons et véridiques.

Beaucoup de personnes, et surtout les enfants, en lisant une histoire, un conte, une légende, une fable, se demandent, tout d’abord, si la chose est vraisemblable ; et souvent, s’ils voient que ce qu’on leur raconte n’a pu arriver, ils se disent alors : C’est une simple invention, ce n’est pas vrai !

Les gens qui jugent ainsi ont tort.

La vérité sera dévoilée, non pas à celui qui se contente de savoir si telle chose est arrivée ou peut arriver, mais à celui qui comprend ce que doit être la vie, selon la vérité de Dieu.

La vérité sera dévoilée non pas par celui-là qui dira comment telle chose s’est passée, ce qu’a fait celui-ci ou celui-là, mais par celui qui montrera comment les hommes agissent bien, c’est-à-dire, selon la volonté de Dieu, ou mal, c’est-à-dire, contre la volonté de Dieu.

La vérité, c’est la voie ! Le Christ a dit :

— Je suis la voie, la vérité et la vie !

Donc, ce n’est pas l’homme qui regarde à ses pieds qui découvrira la vérité, mais celui qui suit sa route, en prenant pour guide le soleil.

Toutes les œuvres écrites sont bonnes et utiles, non quand elles décrivent ce qui est, mais quand elles enseignent ce qui doit être ; non quand elles racontent comment vivent les hommes, mais quand elles distinguent le bien du mal, quand elles montrent la seule route droite, conforme à la volonté de Dieu, qui conduit à la vie.

Et pour montrer cette route, il ne suffit pas de décrire ce qui existe dans le monde, car le monde s’agite dans le mal et dans la tentation. Si tu décris le monde tel qu’il existe, tout ce que tu diras ne sera que mensonge, et la vérité ne sera point dans tes paroles. Pour que la vérité éclate dans tes écrits, il te faut dépeindre non pas ce qui est, mais ce qui doit être ; non pas la réalité telle qu’elle est, mais la vérité du royaume de Dieu, vers laquelle nous devons tendre, bien qu’elle nous dépasse encore bien souvent.

Voilà pourquoi il y a des montagnes de livres où l’on vous entretient de ce qui est arrivé ou de ce qui peut arriver ; mais ces livres ne sont que mensonges, si ceux qui les écrivent ignorent eux-mêmes ce qui est bon, ce qui est mauvais, et ne savent pas montrer l’unique voie qui conduit au royaume de Dieu. Il arrive au contraire qu’on trouve des contes, des fables, des allégories, des légendes où sont décrites des choses merveilleuses qui ne se sont jamais passées et qui ne se passeront jamais, et qui cependant sont vraies, parce qu’elles montrent en quoi consiste la volonté de Dieu et où réside la vérité du royaume de Dieu.

Sans doute il doit exister des livres et beaucoup de romans, d’histoires où l’on décrit comment l’homme vit pour ses passions, souffre, fais souffrir, court des dangers, connaît le besoin, ruse, lutte, parvient à sortir de la misère, finit par se réunir à l’objet de son amour et devient riche, puissant, heureux.

De tels livres, quand bien même ils ne renfermeraient rien qui ne se fût réellement passé, — ce qui n’aurait rien d’invraisemblable, — seraient cependant mensongers et faux, car l’homme qui vit pour lui, pour ses passions, possédât-il la plus belle femme du monde, fût-il aussi riche, aussi puissant qu’on puisse l’être, ne peut pas se dire heureux.

D’autre part, il peut exister une légende ou l’on raconte que le Christ et les apôtres parcourant le monde entrèrent un jour chez un riche qui ne voulut point les recevoir, puis chez une pauvre veuve qui les accueillit ; et il ordonna alors à un tonneau d’or de rouler vers le riche et envoya chez la pauvre veuve un loup qui mangea son dernier veau ; cependant la veuve se trouva heureuse malgré tout, tandis que le riche ne le fût point.

Une pareille histoire est tout à fait invraisemblable, car rien de tout cela ne s’est jamais passé, n’a pas pu se passer ; néanmoins, elle est la vérité, car on y montre ce qui doit être toujours notre règle de conduite, ce qui est bien, ce qui est mal, et où doit tendre l’homme pour accomplir la volonté de Dieu.

Qu’importe donc le caractère merveilleux d’un récit ! Laissons le fauve emprunter la langage de l’homme, et les êtres humains obéir à des forces invisibles ; quoique invraisemblables, ces légendes, ces allégories et ces contes seront cependant toujours la vérité, s’ils recèlent la vérité du royaume de Dieu.

Mais si cette vérité ne s’y trouve pas, bien que tout ce qu’ils renferment soit déclaré vrai, ils ne seront toujours que mensonges, parce que la vérité de Dieu n’y est pas.

Le Christ lui-même s’exprimait en paraboles qui sont restées pour toujours la vérité ; il ajoutait seulement :

— Donc, observez comme vous m’entendez !

COMMENT EMMELKA POUGATCHEV
ME DONNA UNE PIÈCE D’ARGENT

HISTOIRE VRAIE
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J’avais alors huit ans, et nous habitions notre propriété située dans le gouvernement de Kazan.

Je me rappelle que mon père et ma mère étaient très-inquiets et parlaient souvent de Pougatchev, mais ce n’est que plus tard que j’appris ce qu’était ce brigand de Pougatchev. Il se faisait passer pour le tzar Pierre III ; il avait réuni une grande quantité de bandits sous ses ordres, et ceux-ci pendaient les nobles, tandis qu’ils libéraient les serfs. On disait qu’il était déjà avec sa bande tout près de chez nous. Mon père avait l’intention de partir à Kazan, sans nous emmener, nous autres enfants, car on était en novembre, le froid était très-vif et les routes dangereuses. Mes parents firent donc leurs préparatifs de voyage, en promettant de ramener des Cosaques de la ville pour nous protéger.

Ils partirent, et nous restâmes seules, ma sœur et moi, avec notre niania, Anna Trofimovna ; mais, pendant leur absence, nous logeâmes toutes dans la même chambre, au rez-de-chaussée.

Je me rappelle qu’un soir, la niania berçait ma sœur dans ses bras, et marchait de long en large ; la petite avait mal au ventre, et moi, j’habillais ma poupée.

Notre fille de service, Paracha, et la femme du sacristain étaient assises près de la table et s’entretenaient de Pougatchev, en prenant du thé. J’écoutais, tout en habillant ma poupée, les horreurs qu’elles racontaient.

— Je me souviens, disait la femme, du sacristain, que Pougatchev vint un jour à quarante lieues de chez nous, pendit le barine à la porte cochère, et tua tous les enfants.

— Mais, comment ces assassins pouvaient-ils tuer ces enfants ? demanda Paracha.

— Ah ! voilà, ma petite mère : ils prenaient les enfants par les pieds et les frappaient contre le mur.

— Assez donc ! Raconter de pareilles horreurs devant un enfant ! Va donc, Katinka, va dormir, c’est l’heure.

Et j’allais aller me coucher, quand tout à coup nous entendîmes frapper à la porte cochère ; les chiens aboyèrent, et des voix crièrent.

La conteuse et Paracha coururent pour voir et revinrent aussitôt, en criant :

— C’est lui ! c’est lui !

La niania oublia que ma petite sœur avait mal au ventre ; elle la jeta sur le lit et fouilla les malles. Elle en retira d’abord un petit sarafan, me déshabilla complètement, me déguisa en paysanne et me mit un mouchoir sur la tête ; puis elle me dit :

— Écoute ! si l’on te demande qui tu es, dis que tu es ma fille, entends-tu ?

À peine fus-je habillée que nous entendîmes, en haut, un bruit de bottes, comme si plusieurs personnes marchaient.

La conteuse accourut :

— C’est lui ! c’est lui qui est venu ! Il ordonne qu’on tue des brebis, et il réclame du vin et des liqueurs.

Anna Trofimovna répondit : — Donne tout, mais ne dis pas que ce sont les enfants du barine, dis qu’ils sont tous partis, et que celle-ci est ma fille.

On ne dormit pas de la nuit, des Cosaques entraient à chaque instant chez nous.

Mais Anna Trofimovna n’avait pas peur d’eux ; aussitôt qu’il en entrait un, elle lui disait :

— Que te faut-il, mon pigeon ? nous n’avons rien ; il n’y a ici que des petits enfants et moi, vieille femme.

Vers le matin, je m’endormis, et lorsque je me réveillai, j’aperçus un Cosaque dans une pelisse de velours vert, et Anna Trofimovna qui lui faisait de grands saluts.

Il montra ma sœur et demanda :

— À qui cette enfant ?

Anna Trofimovna répondit :

— C’est l’enfant de ma fille. En partant avec mes maîtres, elle me l’a confiée.

— Et celle-ci ? reprit-il en me désignant.

— C’est aussi ma petite-fille.

De la main, il me fit signe d’approcher. J’eus peur ! Mais voilà qu’Anna Trofi-movna me dit :

— Va, Katiouchka [1], n’aie pas peur !

Je m’approchai ; il prit ma joue et dit à Anna :

— Vois-tu, comme elle est blanche et quelle beauté ce sera !

Il tira de sa poche une poignée de pièces blanches, en prit une de dix kopeks et me la donna.

— Voilà, dit-il, garde-la en souvenir du Tzar. Et il sortit.

Il resta chez nous encore deux jours, mangeant, buvant, cassant tout, mais ne brûlant rien ; enfin il partit.

Lorsque mes parents revinrent, ils ne surent comment remercier la bonne Anna Trofimovna. Ils lui offrirent de l’affranchir ; mais elle refusa et resta jusqu’à sa dernière heure avec nous.

Pour moi, on m’appela depuis ce temps la fiancée de Pougatchev.

Quant à la pièce qu’il me donna, je l’ai gardée, et lorsque je la contemple, je me souviens de mon jeune âge et de la bonne Anna Trofimovna.

 

1. Diminutif de Katherine

LE JUGE HABILE

CONTE
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L’émir d’Alger, Baouakas, voulut se rendre compte par lui-même si l’on n’exagérait pas, en lui affirmant que dans une ville de la province se trouvait un juge d’une habileté extraordinaire qui reconnaissait infailliblement la vérité, au point que pas un fripon ne pouvait lui donner le change.

Baouakas se déguisa donc en marchand, et se rendit dans la ville où habitait le juge.

À l’entrée de cette ville, un estropié s’approcha de l’émir et lui demanda l’aumône.

Baouakas lui donna quelque chose et allait continuer sa route, lorsque l’estropié le saisit par les vêtements.

— Que veux-tu ? lui demanda l’émir ; est-ce que je ne t’ai pas fait l’aumône ?

— Tu m’as bien fait l’aumône, reprit le mendiant, mais fais-moi encore la grâce de m’emmener sur ton cheval jusqu’à la place de la ville, car les chameaux et les chevaux pourraient m’écraser.

Baouakas prit en croupe le mendiant, et ils arrivèrent ainsi sur la place.

Là, il arrêta son cheval, mais le mendiant ne descendit pas.

— Pourquoi restes-tu là ? lui demanda l’émir ; descends, nous sommes arrivés.

— Et pourquoi descendrais-je ? reprit le mendiant, ce cheval est à moi. Si tu ne veux pas me le laisser de plein gré, allons trouver le juge.

La foule se formait autour d’eux ; on écoutait leur discussion.

— Allez chez le juge ! leur criait-on, il vous mettra d’accord.

Baouakas et le mendiant se rendirent donc chez le juge.

La foule se pressait au tribunal ; le juge appelait à tour de rôle tous ceux qu’il devait juger.

Avant que le tour de l’émir vînt, le juge appela devant lui un savant et un moujik. Tous deux disputaient à propos d’une femme.

Le moujik affirmait que c’était sa femme, et le savant prétendait que c’était la sienne.

Le juge, après les avoir entendus, garda un instant le silence, puis il dit :

— Laissez la femme chez moi, et vous, revenez demain.

Quand ceux-ci furent partis, entrèrent un boucher et un marchand d’huile. Le boucher était tout couvert de sang, et le marchand portait des taches d’huile.

Le boucher tenait dans sa main de l’argent, et, le marchand tenait la main du boucher.

Le boucher disait :

— J’ai acheté de l’huile chez cet homme, et je tirais ma bourse pour le payer, lorsqu’il me saisit la main pour me voler de l’argent, et nous sommes venus devant toi, moi tenant ma bourse et lui me tenant la main.

— Non, l’argent m’appartient, et lui, c’est un voleur !

— Ce n’est pas vrai ! répondit le marchand d’huile ; le boucher vint m’acheter de l’huile, et il me demanda de lui changer une pièce d’or ; je pris l’argent et je le mis sur le comptoir, il s’en empara et allait s’enfuir, alors je le saisis par la main et l’amenai ici.

Après un silence, le juge répondit :

— Laissez l’argent chez moi, et revenez demain.

Quand le tour de Baouakas et du mendiant arriva, l’émir raconta comment la chose s’était passée ; le juge l’écouta, puis il demanda au mendiant de s’expliquer.

— Tout cela n’est pas vrai, reprit celui-ci. Moi, j’étais à cheval et je traversais la ville, quand il me demanda de le prendre en croupe et de le conduire sur la place. Je le fis monter sur mon cheval et je le conduisis là où il voulait se rendre ; mais il refusa de descendre, en disant que le cheval était à lui ; ce qui n’est pas vrai !

Après un nouveau silence, le juge dit :

— Laissez le cheval chez moi, et revenez demain.

Le lendemain, une grande foule se réunit pour connaître les décisions du juge.

Le savant et le moujik s’approchèrent les premiers.

— Prends la femme ! dit le juge au savant, et qu’on donne au moujik cinquante coups de bâton.

Le savant prit sa femme, et le moujik subit sa punition devant tout le monde.

Puis le juge appela le boucher.

— L’argent est à toi, lui dit-il, et, désignant le marchand d’huile : Qu’on lui donne cinquante coups de bâton, ajouta-t-il.

Alors vint le tour de Baouakas et de l’estropié.

— Reconnaîtrais-tu ton cheval entre vingt autres ? demanda le juge à l’émir.

— Je le reconnaîtrais.

— Et toi ?

— Moi aussi, dit l’estropié.

— Suis-moi, fit le juge à Baouakas.

Ils se rendirent à l’écurie ; l’émir reconnut aussitôt son cheval parmi vingt autres.

Puis, le juge appela l’estropié dans l’écurie et lui ordonna de désigner le cheval.

Le mendiant reconnut le cheval et le désigna. Alors, le juge revint à sa place, et dit à Baouakas :

— Le cheval est à toi, prends-le !

Puis il fit donner cinquante coups de bâton au mendiant.

Après cette dernière exécution, le juge s’en retourna chez lui, et Baouakas le suivit.

— Que me veux-tu ? lui demanda le juge. Serais-tu mécontent de mon jugement ?

— Du tout, j’en suis fort satisfait, répondit l’émir ; seulement je voudrais savoir comment tu as su que la femme était au savant et non pas au moujik, que l’argent était au boucher plutôt qu’au marchand d’huile, et que le cheval m’appartenait.

— Voilà comment j’ai su la vérité quant à la femme du savant : je l’appelai le matin chez moi et je lui dis : « Verse de l’encre dans mon encrier. » Elle prit l’encrier, le nettoya vivement et adroitement, et l’emplit d’encre ; donc, elle était habituée à cette besogne. Si elle eût été la femme du moujik, elle n’eût pas su s’y prendre. Je jugeai par là que le savant avait raison.

Quant à l’argent, voilà comment j’appris la vérité. J’ai mis l’argent dans une cuvette pleine d’eau et j’ai regardé ce matin s’il surnageait de l’huile. Or si l’argent avait appartenu au marchand d’huile, celui-ci l’aurait taché au contact de ses mains huileuses ; comme l’eau restait claire, l’argent était au boucher.

Pour le cheval, c’était plus difficile. Le mendiant reconnut aussi vite que toi son cheval parmi les vingt autres. D’ailleurs, je ne vous ai soumis tous deux à cette épreuve que pour voir lequel de vous le cheval reconnaîtrait. Quand tu t’es approché de ton cheval, il a tourné la tête de ton côté, tandis que lorsque le mendiant l’a touché, il a baissé l’oreille et levé une jambe. Voilà comment j’ai reconnu que tu étais le vrai propriétaire du cheval.

Alors Baouakas lui dit :

— Je ne suis pas un marchand, je suis l’émir Baouakas. Je suis venu ici pour voir si ce que l’on dit de toi est vrai. Je vois, maintenant, que tu es un sage et habile juge. Demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorderai.

— Je n’ai pas besoin de récompense, répondit le juge ; je suis assez heureux, déjà, des compliments de mon émir.

COMMENT LE MOUJIK PARTAGEA L’OIE

CONTE
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Un pauvre moujik n’avait plus de pain ; il se décida à demander quelque chose au barine.

Pour ne pas se présenter devant lui les mains vides, il prit une oie, la fit rôtir et la lui porta.

Le barine prit l’oie et dit au moujik :

— Je te remercie, moujik, de cette oie