L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I

Miguel Cervantes

(Traducteur: Louis Viardot)

Prologue

Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de serment, si je te dis que je voudrais que ce livre, comme enfant de mon intelligence[1], fût le plus beau, le plus élégant et le plus spirituel qui se pût imaginer ; mais, hélas ! je n’ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l’histoire d’un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n’avait conçues, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure ? Le loisir et le repos, la paix du séjour, l’aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des fontaines, le calme de l’esprit, toutes ces choses concourent à ce que les muses les plus stériles se montrent fécondes, et offrent au monde ravi des fruits merveilleux qui le comblent de satisfaction. Arrive-t-il qu’un père ait un fils laid et sans aucune grâce, l’amour qu’il porte à cet enfant lui met un bandeau sur les yeux pour qu’il ne voie pas ses défauts ; au contraire, il les prend pour des saillies, des gentillesses, et les conte à ses amis pour des traits charmants d’esprit et de malice. Mais moi, qui ne suis, quoique j’en paraisse le père véritable, que le père putatif[2] de don Quichotte, je ne veux pas suivre le courant de l’usage, ni te supplier, presque les larmes aux yeux, comme d’autres font, très-cher lecteur, de pardonner ou d’excuser les défauts que tu verras en cet enfant, que je te présente pour le mien. Puisque tu n’es ni son parent ni son ami ; puisque tu as ton âme dans ton corps avec son libre arbitre, autant que le plus huppé ; puisque tu habites ta maison, dont tu es seigneur autant que le roi de ses tributs, et que tu sais bien le commun proverbe : « Sous mon manteau je tue le roi, » toutes choses qui t’exemptent à mon égard d’obligation et de respect, tu peux dire de l’histoire tout ce qui te semblera bon, sans crainte qu’on te punisse pour le mal, sans espoir qu’on te récompense pour le bien qu’il te plaira d’en dire.

Seulement, j’aurais voulu te la donner toute nue, sans l’ornement du prologue, sans l’accompagnement ordinaire de cet innombrable catalogue de sonnets, d’épigrammes, d’éloges, qu’on a l’habitude d’imprimer en tête des livres[3] .

Car je dois te dire que, bien que cette histoire m’ait coûté quelque travail à la composer, aucun ne m’a semblé plus grand que celui de faire cette préface que tu es à lire. Bien souvent j’ai pris la plume pour l’écrire, et je l’ai toujours posée, ne sachant ce que j’écrirais. Mais un jour que j’étais indécis, le papier devant moi, la plume sur l’oreille, le coude sur la table et la main sur la joue, pensant à ce que j’allais dire, voilà que tout à coup entre un de mes amis, homme d’intelligence et d’enjouement, lequel, me voyant si sombre et si rêveur, m’en demanda la cause. Comme je ne voulais pas la lui cacher, je lui répondis que je pensais au prologue qu’il fallait écrire pour l’histoire de don Quichotte, et que j’étais si découragé que j’avais résolu de ne pas le faire, et dès lors de ne pas mettre au jour les exploits d’un si noble chevalier.

« Car enfin, lui dis-je, comment voudriez-vous que je ne fusse pas en souci de ce que va dire cet antique législateur qu’on appelle le public, quand il verra qu’au bout de tant d’années où je dormais dans l’oubli, je viens aujourd’hui me montrer au grand jour portant toute la charge de mon âge[4], avec une légende sèche comme du jonc, pauvre d’invention et de style, dépourvue de jeux d’esprit et de toute érudition, sans annotations en marge et sans commentaires à la fin du livre ; tandis que je vois d’autres ouvrages, même fabuleux et profanes, si remplis de sentences d’Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes, qu’ils font l’admiration des lecteurs, lesquels en tiennent les auteurs pour hommes de grande lecture, érudits et éloquents ? Et qu’est-ce, bon Dieu ! quand ils citent la sainte Écriture ? ne dirait-on pas que ce sont autant de saints Thomas et de docteurs de l’Église, gardant en cela une si ingénieuse bienséance, qu’après avoir dépeint, dans une ligne, un amoureux dépravé, ils font, dans la ligne suivante, un petit sermon chrétien, si joli que c’est une joie de le lire ou de l’entendre ? De tout cela mon livre va manquer : car je n’ai rien à annoter en marge, rien à commenter à la fin, et je ne sais pas davantage quels auteurs j’y ai suivis, afin de citer leurs noms en tête du livre, comme font tous les autres, par les lettres de l’A B C, en commençant par Aristote et en finissant par Xénophon, ou par Zoïle ou Zeuxis, bien que l’un soit un critique envieux et le second un peintre. Mon livre va manquer encore de sonnets en guise d’introduction, au moins de sonnets dont les auteurs soient des ducs, des comtes, des marquis, des évêques, de grandes dames ou de célèbres poëtes ; bien que, si j’en demandais quelques-uns à deux ou trois amis, gens du métier, je sais qu’ils me les donneraient, et tels que ne les égaleraient point ceux des plus renommés en notre Espagne. Enfin, mon ami et seigneur, poursuivis-je, j’ai résolu que le seigneur don Quichotte restât enseveli dans ses archives de la Manche, jusqu’à ce que le ciel lui envoie quelqu’un qui l’orne de tant de choses dont il est dépourvu ; car je me sens incapable de les lui fournir, à cause de mon insuffisance et de ma chétive érudition, et parce que je suis naturellement paresseux d’aller à la quête d’auteurs qui disent pour moi ce que je sais bien dire sans eux. C’est de là que viennent l’indécision et la rêverie où vous me trouvâtes, cause bien suffisante, comme vous venez de l’entendre, pour m’y tenir plongé. »

Quand mon ami eut écouté cette harangue, il se frappa le front du creux de la main, et, partant d’un grand éclat de rire :

« Par Dieu, frère, s’écria-t-il, vous venez de me tirer d’une erreur où j’étais resté depuis le longtemps que je vous connais. Je vous avais toujours tenu pour un homme d’esprit sensé, et sage dans toutes vos actions ; mais je vois à présent que vous êtes aussi loin de cet homme que la terre l’est du ciel. Comment est-il possible que de semblables bagatelles, et de si facile rencontre, aient la force d’interdire et d’absorber un esprit aussi mûr que le vôtre, aussi accoutumé à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement grandes ? En vérité, cela ne vient pas d’un manque de talent, mais d’un excès de paresse et d’une absence de réflexion. Voulez-vous éprouver si ce que je dis est vrai ? Eh bien ! soyez attentif, et vous allez voir comment, en un clin d’œil, je dissipe toutes ces difficultés et remédie à tous ces défauts qui vous embarrassent, dites-vous, et vous effrayent au point de vous faire renoncer à mettre au jour l’histoire de votre fameux don Quichotte, miroir et lumière de toute la chevalerie errante.

– Voyons, répliquai-je à son offre ; de quelle manière pensez-vous remplir le vide qui fait mon effroi, et tirer à clair le chaos de ma confusion ? »

Il me répondit :

« À la première chose qui vous chagrine, c’est-à-dire le manque de sonnets, épigrammes et éloges à mettre en tête du livre, voici le remède que je propose : prenez la peine de les faire vous-même ; ensuite vous les pourrez baptiser et nommer comme il vous plaira, leur donnant pour parrains le Preste-Jean des Indes[5] ou l’empereur de Trébizonde, desquels je sais que le bruit a couru qu’ils étaient d’excellents poëtes ; mais quand même ils ne l’eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s’aviseraient de mordre sur vous par derrière à propos de cette assertion, n’en faites pas cas pour deux maravédis ; car, le mensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main qui l’aura écrit.

« Quant à citer en marge les livres et les auteurs où vous auriez pris les sentences et les maximes que vous placerez dans votre histoire[6], vous n’avez qu’à vous arranger de façon qu’il y vienne à propos quelque dicton latin, de ceux que vous saurez par cœur, ou qui ne vous coûteront pas grande peine à trouver. Par exemple, en parlant de liberté et d’esclavage, vous pourriez mettre :

Non bene pro toto libertas venditur aura,

et citer en marge Horace, ou celui qui l’a dit[7]. S’il est question du pouvoir de la mort, vous recourrez aussitôt au distique :

Pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas

Regumque turres.

S’il s’agit de l’affection et de l’amour que Dieu commande d’avoir pour son ennemi, entrez aussitôt dans la divine Écriture, ce que vous pouvez faire avec tant soit peu d’attention, et citez pour le moins les paroles de Dieu même : « Ego autem dico vobis : Diligite inimicos vestros. » Si vous traitez des mauvaises pensées, invoquez l’Évangile : « De corde exeunt cogitationes malae ; » si de l’instabilité des amis, voilà Caton[8] qui vous prêtera son distique :

Donec eris felix, multos numerabis amicos ;

Tempora si fuerint nubila, solus eris.

Avec ces bouts de latin, et quelques autres de même étoffe, on vous tiendra du moins pour grammairien, ce qui, à l’heure qu’il est, n’est pas d’un petit honneur ni d’un mince profit.

« Pour ce qui est de mettre des notes et commentaires à la fin du livre, vous pouvez en toute sûreté le faire de cette façon : si vous avez à nommer quelque géant dans votre livre, faites en sorte que ce soit le géant Goliath, et vous avez, sans qu’il vous en coûte rien, une longue annotation toute prête ; car vous pourrez dire : « Le géant Golias, ou Goliath, fut un Philistin que le berger David tua d’un grand coup de fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu’il est conté dans le livre des Rois, au chapitre où vous en trouverez l’histoire. » Après cela, pour vous montrer homme érudit, versé dans les lettres humaines et la cosmographie, arrangez-vous de manière que le fleuve du Tage soit mentionné en quelque passage de votre livre, et vous voilà en possession d’un autre magnifique commentaire. Vous n’avez qu’à mettre : « Le fleuve du Tage fut ainsi appelé du nom d’un ancien roi des Espagnes ; il a sa source en tel endroit, et son embouchure dans l’Océan, où il se jette, après avoir baigné les murs de la fameuse cité de Lisbonne. Il passe pour rouler des sables d’or, etc. » Si vous avez à parler de larrons, je vous fournirai l’histoire de Cacus, que je sais par cœur ; si de femmes perdues, voilà l’évêque de Mondoñedo[9] qui vous prêtera Lamia, Layda et Flora, et la matière d’une note de grand crédit ; si de cruelles, Ovide vous fournira Médée ; si d’enchanteresses, Homère a Calypso, et Virgile, Circé ; si de vaillants capitaines, Jules César se prêtera lui-même dans ses Commentaires, et Plutarque vous donnera mille Alexandres. Avez-vous à parler d’amours ? pour peu que vous sachiez quatre mots de la langue italienne, vous trouverez dans Leone Hebreo[10] de quoi remplir la mesure toute comble ; et s’il vous déplaît d’aller à la quête en pays étrangers, vous avez chez vous Fonseca et son Amour de Dieu, qui renferme tout ce que vous et le plus ingénieux puissiez désirer en semblable matière. En un mot, vous n’avez qu’à faire en sorte de citer les noms que je viens de dire, ou de mentionner ces histoires dans la vôtre, et laissez-moi le soin d’ajouter des notes marginales et finales : je m’engage, parbleu, à vous remplir les marges du livre et quatre feuilles à la fin.

« Venons, maintenant, à la citation d’auteurs qu’ont les autres livres et dont le vôtre est dépourvu. Le remède est vraiment très-facile, car vous n’avez autre chose à faire que de chercher un ouvrage qui les ait tous cités depuis l’a jusqu’au z[11], comme vous dites fort bien ; et ce même abécédaire, vous le mettrez tout fait dans votre livre. Vît-on clairement le mensonge, à cause du peu d’utilité que ces auteurs pouvaient vous offrir, que vous importe ? il se trouvera peut-être encore quelque homme assez simple pour croire que vous les avez tous mis à contribution dans votre histoire ingénue et tout unie. Et, ne fût-il bon qu’à cela, ce long catalogue doit tout d’abord donner au livre quelque autorité. D’ailleurs, qui s’avisera, n’ayant à cela nul intérêt, de vérifier si vous y avez ou non suivi ces auteurs ? Mais il y a plus, et, si je ne me trompe, votre livre n’a pas le moindre besoin d’aucune de ces choses que vous dites lui manquer ; car enfin, il n’est tout au long qu’une invective contre les livres de chevalerie, dont Aristote n’entendit jamais parler, dont Cicéron n’eut pas la moindre idée, et dont saint Basile n’a pas dit un mot. Et, d’ailleurs, ses fabuleuses et extravagantes inventions ont-elles à démêler quelque chose avec les ponctuelles exigences de la vérité, ou les observations de l’astronomie ? Que lui importent les mesures géométriques ou l’observance des règles et arguments de la rhétorique ? A-t-il, enfin, à prêcher quelqu’un, en mêlant les choses humaines et divines, ce qui est une sorte de mélange que doit réprouver tout entendement chrétien ? L’imitation doit seulement lui servir pour le style, et plus celle-là sera parfaite, plus celui-ci s’approchera de la perfection. Ainsi donc, puisque votre ouvrage n’a d’autre but que de fermer l’accès et de détruire l’autorité qu’ont dans le monde et parmi le vulgaire les livres de chevalerie, qu’est-il besoin que vous alliez mendiant des sentences de philosophes, des conseils de la sainte Écriture, des fictions de poëtes, des oraisons de rhétoriciens et des miracles de bienheureux ? Mais tâchez que, tout uniment, et avec des paroles claires, honnêtes, bien disposées, votre période soit sonore et votre récit amusant, que vous peigniez tout ce que votre imagination conçoit, et que vous fassiez comprendre vos pensées sans les obscurcir et les embrouiller. Tâchez aussi qu’en lisant votre histoire, le mélancolique s’excite à rire, que le rieur augmente sa gaieté, que le simple ne se fâche pas, que l’habile admire l’invention, que le grave ne la méprise point, et que le sage se croie tenu de la louer. Surtout, visez continuellement à renverser de fond en comble cette machine mal assurée des livres de chevalerie, réprouvés de tant de gens, et vantés d’un bien plus grand nombre. Si vous en venez à bout, vous n’aurez pas fait une mince besogne. »

J’avais écouté dans un grand silence tout ce que me disait mon ami, et ses propos se gravèrent si bien dans mon esprit, que, sans vouloir leur opposer la moindre dispute, je les tins pour sensés, leur donnai mon approbation, et voulus même en composer ce prologue, dans lequel tu verras, lecteur bénévole, la prudence et l’habileté de mon ami, le bonheur que j’eus de rencontrer en temps si opportun un tel conseiller, enfin le soulagement que tu goûteras toi-même en trouvant dans toute son ingénuité, sans mélange et sans détours, l’histoire du fameux don Quichotte de la Manche, duquel tous les habitants du district de la plaine de Montiel ont l’opinion qu’il fut le plus chaste amoureux et le plus vaillant chevalier que, de longues années, on ait vu dans ces parages. Je ne veux pas trop te vanter le service que je te rends en te faisant connaître un si digne et si notable chevalier ; mais je veux que tu me saches gré pourtant de la connaissance que je te ferai faire avec le célèbre Sancho Panza, son écuyer, dans lequel, à mon avis, je te donne rassemblées toutes les grâces du métier qui sont éparses à travers la foule innombrable et vaine des livres de chevalerie. Après cela, que Dieu te donne bonne santé, et qu’il ne m’oublie pas non plus. Vale.

Partie 1

Chapitre I

 

Qui traite de la qualité et des occupations du fameux hidalgo don Quichotte de la Manche.

 

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail[12] le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi parfait que ceux composés par le fameux Feliciano de Silva[13]. En effet, l’extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si bien entortillés lui semblaient d’or ; surtout quand il venait à lire ces lettres de galanterie et de défi, où il trouvait écrit en plus d’un endroit : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté ; » et de même quand il lisait : « Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur. »

Avec ces propos et d’autres semblables, le pauvre gentilhomme perdait le jugement. Il passait les nuits et se donnait la torture pour les comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens des entrailles, ce qu’Aristote lui-même n’aurait pu faire, s’il fût ressuscité tout exprès pour cela. Il ne s’accommodait pas autant des blessures que don Bélianis donnait ou recevait, se figurant que, par quelques excellents docteurs qu’il fût pansé, il ne pouvait manquer d’avoir le corps couvert de cicatrices, et le visage de balafres. Mais, néanmoins, il louait dans l’auteur cette façon galante de terminer son livre par la promesse de cette interminable aventure ; souvent même il lui vint envie de prendre la plume, et de le finir au pied de la lettre, comme il y est annoncé[14]. Sans doute il l’aurait fait, et s’en serait même tiré à son honneur, si d’autres pensées, plus continuelles et plus grandes, ne l’en eussent détourné. Maintes fois il avait discuté avec le curé du pays, homme docte et gradué à Sigüenza[15], sur la question de savoir lequel avait été meilleur chevalier, de Palmérin d’Angleterre ou d’Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas, barbier du même village, il assurait que nul n’approchait du chevalier de Phébus, et que si quelqu’un pouvait lui être comparé, c’était le seul don Galaor, frère d’Amadis de Gaule ; car celui-là était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point un pleurnicheur comme son frère, et pour le courage, ne lui cédant pas d’un pouce.

Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier, mais qu’il n’approchait pas du chevalier de l’Ardente-Épée, lequel, d’un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches et démesurés géants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis à mort Roland l’enchanté, s’aidant de l’adresse d’Hercule quand il étouffa Antée, le fils de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du géant Morgant, qui, bien qu’issu de cette race géante, où tous sont arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celui qu’il préférait à tous les autres, c’était Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château, et détrousser autant de gens qu’il en rencontrait, ou voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était toute d’or, à ce que dit son histoire[16]. Quant au traître Ganelon[17], pour lui administrer une volée de coups de pied dans les côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante et même sa nièce pardessus le marché.

Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée. Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. Ainsi emporté par de si douces pensées et par l’ineffable attrait qu’il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique. La première chose qu’il fit fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux, et qui, moisie et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, les frotta, les raccommoda du mieux qu’il put. Mais il s’aperçut qu’il manquait à cette armure une chose importante, et qu’au lieu d’un heaume complet elle n’avait qu’un simple morion. Alors son industrie suppléa à ce défaut : avec du carton, il fit une manière de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait une apparence de salade entière. Il est vrai que, pour essayer si elle était forte et à l’épreuve d’estoc et de taille, il tira son épée, et lui porta deux coups du tranchant, dont le premier détruisit en un instant l’ouvrage d’une semaine. Cette facilité de la mettre en pièces ne laissa pas de lui déplaire, et, pour s’assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet, le garnissant en dedans de légères bandes de fer, de façon qu’il demeurât satisfait de sa solidité ; et, sans vouloir faire sur lui de nouvelles expériences, il le tint pour un casque à visière de la plus fine trempe.

Cela fait, il alla visiter sa monture ; et quoique l’animal eût plus de tares que de membres, et plus triste apparence que le cheval de Gonéla, qui tantum pellis et ossa fuit[18], il lui sembla que ni le Bucéphale d’Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent à ruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait : « Car, se disait-il, il n’est pas juste que cheval d’aussi fameux chevalier, et si bon par lui-même, reste sans nom connu. » Aussi essayait-il de lui en accommoder un qui désignât ce qu’il avait été avant d’entrer dans la chevalerie errante, et ce qu’il était alors. La raison voulait d’ailleurs que son maître changeant d’état, il changeât aussi de nom, et qu’il en prît un pompeux et éclatant, tel que l’exigeaient le nouvel ordre et la nouvelle profession qu’il embrassait. Ainsi, après une quantité de noms qu’il composa, effaça, rogna, augmenta, défit et refit dans sa mémoire et son imagination, à la fin il vint à l’appeler Rossinante[19], nom, à son idée, majestueux et sonore, qui signifiait ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu, la première de toutes les rosses du monde.

Ayant donné à son cheval un nom, et si à sa fantaisie, il voulut s’en donner un à lui-même ; et cette pensée lui prit huit autres jours, au bout desquels il décida de s’appeler don Quichotte. C’est de là, comme on l’a dit, que les auteurs de cette véridique histoire prirent occasion d’affirmer qu’il devait se nommer Quixada, et non Quesada[20] comme d’autres ont voulu le faire accroire. Se rappelant alors que le valeureux Amadis ne s’était pas contenté de s’appeler Amadis tout court, mais qu’il avait ajouté à son nom celui de sa patrie, pour la rendre fameuse, et s’était appelé Amadis de Gaule, il voulut aussi, en bon chevalier, ajouter au sien le nom de la sienne, et s’appeler don Quichotte de la Manche, s’imaginant qu’il désignait clairement par là sa race et sa patrie, et qu’il honorait celle-ci en prenant d’elle son surnom.

Ayant donc nettoyé ses armes, fait du morion une salade, donné un nom à son bidet et à lui-même la confirmation[21], il se persuada qu’il ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux, car, pour lui, le chevalier errant sans amour était un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. Il se disait : « Si, pour la punition de mes péchés, ou plutôt par faveur de ma bonne étoile, je rencontre par là quelque géant, comme il arrive d’ordinaire aux chevaliers errants, que je le renverse du premier choc ou que je le fende par le milieu du corps, qu’enfin je le vainque et le réduise à merci, ne serait-il pas bon d’avoir à qui l’envoyer en présent, pour qu’il entre et se mette à genoux devant ma douce maîtresse, et lui dise d’une voix humble et soumise : « Je suis, madame, le géant Caraculiambro, seigneur de l’île Malindrania, qu’a vaincu en combat singulier le jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, lequel m’a ordonné de me présenter devant Votre Grâce, pour que Votre Grandeur dispose de moi tout à son aise ? » Oh ! combien se réjouit notre bon chevalier quand il eut fait ce discours, et surtout quand il eut trouvé à qui donner le nom de sa dame ! Ce fut, à ce que l’on croit, une jeune paysanne de bonne mine, qui demeurait dans un village voisin du sien, et dont il avait été quelque temps amoureux, bien que la belle n’en eût jamais rien su, et ne s’en fût pas souciée davantage. Elle s’appelait Aldonza Lorenzo, et ce fut à elle qu’il lui sembla bon d’accorder le titre de dame suzeraine de ses pensées. Lui cherchant alors un nom qui ne s’écartât pas trop du sien, qui sentît et représentât la grande dame et la princesse, il vint à l’appeler Dulcinée du Toboso, parce qu’elle était native de ce village : nom harmonieux à son avis, rare et distingué, et non moins expressif que tous ceux qu’il avait donnés à son équipage et à lui-même.

Chapitre II

 

Qui traite de la première sortie que fit de son pays l’ingénieux don Quichotte.

 

Ayant donc achevé ses préparatifs, il ne voulut pas attendre davantage pour mettre à exécution son projet. Ce qui le pressait de la sorte, c’était la privation qu’il croyait faire au monde par son retard, tant il espérait venger d’offenses, redresser de torts, réparer d’injustices, corriger d’abus, acquitter de dettes. Ainsi, sans mettre âme qui vive dans la confidence de son intention, et sans que personne le vît, un beau matin, avant le jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s’arma de toutes pièces, monta sur Rossinante, coiffa son espèce de salade, embrassa son écu, saisit sa lance, et, par la fausse porte d’une basse-cour, sortit dans la campagne, ne se sentant pas d’aise de voir avec quelle facilité il avait donné carrière à son noble désir. Mais à peine se vit-il en chemin qu’une pensée terrible l’assaillit, et telle, que peu s’en fallut qu’elle ne lui fît abandonner l’entreprise commencée. Il lui vint à la mémoire qu’il n’était pas armé chevalier ; qu’ainsi, d’après les lois de la chevalerie, il ne pouvait ni ne devait entrer en lice avec aucun chevalier ; et que, même le fût-il, il devait porter des armes blanches, comme chevalier novice, sans devise sur l’écu, jusqu’à ce qu’il l’eût gagnée par sa valeur. Ces pensées le firent hésiter dans son propos ; mais, sa folie l’emportant sur toute raison, il résolut de se faire armer chevalier par le premier qu’il rencontrerait, à l’imitation de beaucoup d’autres qui en agirent ainsi, comme il l’avait lu dans les livres qui l’avaient mis en cet état. Quant aux armes blanches, il pensait frotter si bien les siennes, à la première occasion, qu’elles devinssent plus blanches qu’une hermine. De cette manière, il se tranquillisa l’esprit, et continua son chemin, qui n’était autre que celui que voulait son cheval, car il croyait qu’en cela consistait l’essence des aventures.

En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-même, et disait :

« Qui peut douter que dans les temps à venir, quand se publiera la véridique histoire de mes exploits, le sage qui les écrira, venant à conter cette première sortie que je fais si matin, ne s’exprime de la sorte : « À peine le blond Phébus avait-il étendu sur la spacieuse face de la terre immense les tresses dorées de sa belle chevelure ; à peine les petits oiseaux nuancés de mille couleurs avaient-ils salué des harpes de leurs langues, dans une douce et mielleuse harmonie, la venue de l’aurore au teint de rose, qui, laissant la molle couche de son jaloux mari, se montre aux mortels du haut des balcons de l’horizon castillan, que le fameux chevalier don Quichotte de la Manche, abandonnant le duvet oisif, monta sur son fameux cheval Rossinante, et prit sa route à travers l’antique et célèbre plaine de Montiel. »

En effet, c’était là qu’il cheminait ; puis il ajouta :

« Heureux âge et siècle heureux, celui où paraîtront à la clarté du jour mes fameuses prouesses dignes d’être gravées dans le bronze, sculptées en marbre, et peintes sur bois, pour vivre éternellement dans la mémoire des âges futurs ! Ô toi, qui que tu sois, sage enchanteur, destiné à devenir le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, je t’en prie, n’oublie pas mon bon Rossinante, éternel compagnon de toutes mes courses et de tous mes voyages. »

Puis, se reprenant, il disait, comme s’il eût été réellement amoureux :

« Ô princesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une grande injure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’imposant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté. Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce cœur, votre sujet, qui souffre tant d’angoisses pour l’amour de vous.[22] »

À ces sottises, il en ajoutait cent autres, toutes à la manière de celles que ses livres lui avaient apprises, imitant de son mieux leur langage. Et cependant, il cheminait avec tant de lenteur, et le soleil, qui s’élevait, dardait des rayons si brûlants, que la chaleur aurait suffi pour lui fondre la cervelle s’il en eût conservé quelque peu.

Il marcha presque tout le jour sans qu’il lui arrivât rien qui fût digne d’être conté ; et il s’en désespérait, car il aurait voulu rencontrer tout aussitôt quelqu’un avec qui faire l’expérience de la valeur de son robuste bras.

Des auteurs disent que la première aventure qui lui arriva fut celle du Port-Lapice[23] ; d’autres, celle des moulins à vent. Mais ce que j’ai pu vérifier à ce sujet, et ce que j’ai trouvé consigné dans les annales de la Manche, c’est qu’il alla devant lui toute cette journée, et qu’au coucher du soleil, son bidet et lui se trouvèrent harassés et morts de faim.

Alors regardant de toutes parts pour voir s’il ne découvrirait pas quelque château, quelque hutte de bergers, où il pût chercher un gîte et un remède à son extrême besoin, il aperçut non loin du chemin où il marchait une hôtellerie[24], ce fut comme s’il eût vu l’étoile qui le guidait aux portiques, si ce n’est au palais de sa rédemption. Il pressa le pas, si bien qu’il y arriva à la tombée de la nuit. Par hasard, il y avait sur la porte deux jeunes filles, de celles-là qu’on appelle de joie, lesquelles s’en allaient à Séville avec quelques muletiers qui s’étaient décidés à faire halte cette nuit dans l’hôtellerie. Et comme tout ce qui arrivait à notre aventurier, tout ce qu’il voyait ou pensait, lui semblait se faire ou venir à la manière de ce qu’il avait lu, dès qu’il vit l’hôtellerie, il s’imagina que c’était un château, avec ses quatre tourelles et ses chapiteaux d’argent bruni, auquel ne manquaient ni le pont-levis, ni les fossés, ni aucun des accessoires que de semblables châteaux ont toujours dans les descriptions. Il s’approcha de l’hôtellerie, qu’il prenait pour un château, et, à quelque distance, il retint la bride à Rossinante, attendant qu’un nain parût entre les créneaux pour donner avec son cor le signal qu’un chevalier arrivait au château. Mais voyant qu’on tardait, et que Rossinante avait hâte d’arriver à l’écurie, il s’approcha de la porte, et vit les deux filles perdues qui s’y trouvaient, lesquelles lui parurent deux belles damoiselles ou deux gracieuses dames qui, devant la porte du château, folâtraient et prenaient leurs ébats.

En ce moment il arriva, par hasard, qu’un porcher, qui rassemblait dans des chaumes un troupeau de cochons (sans pardon ils s’appellent ainsi), souffla dans une corne au son de laquelle ces animaux se réunissent. Aussitôt don Quichotte s’imagina, comme il le désirait, qu’un nain donnait le signal de sa venue. Ainsi donc, transporté de joie, il s’approcha de l’hôtellerie et des dames, lesquelles voyant venir un homme armé de la sorte, avec lance et bouclier, allaient, pleines d’effroi, rentrer dans la maison. Mais don Quichotte comprit à leur fuite la peur qu’elles avaient. Il leva sa visière de carton, et, découvrant son sec et poudreux visage, d’un air aimable et d’une voix posée, il leur dit :

 

« Que Vos Grâces ne prennent point la fuite, et ne craignent nulle discourtoise offense ; car, dans l’ordre de chevalerie que je professe, il n’appartient ni ne convient d’en faire à personne, et surtout à des damoiselles d’aussi haut parage que le démontrent vos présences. »

Les filles le regardaient et cherchaient de tous leurs yeux son visage sous la mauvaise visière qui le couvrait. Mais quand elles s’entendirent appeler demoiselles, chose tellement hors de leur profession, elles ne purent s’empêcher d’éclater de rire, et ce fut de telle sorte que don Quichotte vint à se fâcher. Il leur dit gravement :

« La politesse sied à la beauté, et le rire qui procède d’une cause légère est une inconvenance ; mais je ne vous dis point cela pour vous causer de la peine, ni troubler votre belle humeur, la mienne n’étant autre que de vous servir. »

Ce langage, que ne comprenaient point les dames, et la mauvaise mine de notre chevalier augmentaient en elles le rire, et en lui le courroux, tellement que la chose eût mal tourné, si, dans ce moment même, n’eût paru l’hôtelier, gros homme que son embonpoint rendait pacifique ; lequel, voyant cette bizarre figure, accoutrée d’armes si dépareillées, comme étaient la bride, la lance, la rondache et le corselet, fut tout près d’accompagner les demoiselles dans l’effusion de leur joie. Mais cependant, effrayé de ce fantôme armé en guerre, il se ravisa et résolut de lui parler poliment :

« Si Votre Grâce, seigneur chevalier, lui dit-il, vient chercher un gîte, sauf le lit, car il n’y en a pas un seul dans cette hôtellerie, tout le reste s’y trouvera en grande abondance. »

Don Quichotte voyant l’humilité du commandant de la forteresse, puisque tels lui paraissaient l’hôte et l’hôtellerie, lui répondit :

« Pour moi, seigneur châtelain, quoi que ce soit me suffit. Mes parures, ce sont les armes ; mon repos, c’est le combat, etc.[25] »

L’hôte pensa que l’étranger l’avait appelé châtelain parce qu’il lui semblait un échappé de Castille[26], quoiqu’il fût Andalous, et de la plage de San-Lucar, aussi voleur que Cacus, aussi goguenard qu’un étudiant ou un page. Il lui répondit donc :

« À ce train-là, les lits de Votre Grâce sont des rochers durs, et son sommeil est toujours veiller[27]. S’il en est ainsi, vous pouvez mettre pied à terre, bien assuré de trouver dans cette masure l’occasion et les occasions de ne pas dormir, non de la nuit, mais de l’année entière. »

En disant cela, il fut tenir l’étrier à don Quichotte, lequel descendit de cheval avec beaucoup de peine et d’efforts, comme un homme qui n’avait pas rompu le jeûne de toute la journée.

Il dit aussitôt à l’hôtelier d’avoir grand soin de son cheval, parce que c’était la meilleure bête qui portât selle au monde. L’autre la regarda, et ne la trouva pas si bonne que disait don Quichotte, pas même de moitié. Il l’arrangea pourtant dans l’écurie, et revint voir ce que voulait son hôte, que les demoiselles s’occupaient à désarmer, s’étant déjà réconciliées avec lui. Elles lui avaient bien ôté la cuirasse de poitrine et celle d’épaules ; mais jamais elles ne purent venir à bout de lui déboîter le hausse-col, ni de lui ôter l’informe salade que tenaient attachée des rubans verts. Il fallait couper ces rubans, dont on ne pouvait défaire les nœuds ; mais don Quichotte ne voulut y consentir en aucune façon, et préféra rester toute cette nuit la salade en tête, ce qui faisait la plus étrange et la plus gracieuse figure qui se pût imaginer ; et, pendant cette cérémonie, se persuadant que les coureuses qui le désarmaient étaient de grandes dames du château, il leur dit, avec une grâce parfaite, ces vers d’un vieux romance :

« Jamais ne fut chevalier si bien servi des dames que don Quichotte quand il vint de son village ; les damoiselles prenaient soin de lui, et les princesses de son rossin », ou Rossinante, car tel est, Mesdames, le nom de mon cheval, comme don Quichotte de la Manche est le mien ; et, bien que je ne voulusse pas me découvrir jusqu’à ce que m’eussent découvert les exploits faits en votre service et profit, leur besoin d’ajuster à l’occasion présente ce vieux romance de Lancelot a été cause que vous avez su mon nom avant la juste époque. Mais un temps viendra pour que Vos Seigneuries commandent et que j’obéisse, et pour que la valeur de mon bras témoigne du désir que j’ai de vous servir. »

Les donzelles, qui n’étaient pas faites à de semblables rhétoriques, ne répondaient mot. Elles lui demandèrent s’il voulait manger quelque chose.

« Quoi que ce fût, je m’en accommoderais, répondit don Quichotte ; car, si je ne me trompe, toute chose viendrait fort à point. »

Par bonheur, ce jour-là tombait un vendredi, et il n’y avait dans toute l’hôtellerie que des tronçons d’un poisson séché qu’on appelle, selon le pays, morue, merluche ou truitelle. On lui demanda si, par hasard, Sa Grâce mangerait de la truitelle, puisqu’il n’y avait pas d’autre poisson à lui servir.

« Pourvu qu’il y ait plusieurs truitelles, répondit don Quichotte, elles pourront servir de truites, car il m’est égal qu’on me donne huit réaux en monnaie ou bien une pièce de huit réaux. D’ailleurs, il se pourrait qu’il en fût de ces truitelles comme du veau, qui est plus tendre que le bœuf, ou comme du chevreau, qui est plus tendre que le bouc. Mais, quoi que ce soit, apportez-le vite ; car la fatigue et le poids des armes ne se peuvent supporter sans l’assistance de l’estomac. »

On lui dressa la table à la porte de l’hôtellerie, pour qu’il y fût au frais, et l’hôte lui apporta une ration de cette merluche mal détrempée et plus mal assaisonnée, avec du pain aussi noir et moisi que ses armes. C’était à mourir de rire que de le voir manger ; car, comme il avait la salade mise et la visière levée, il ne pouvait rien porter à la bouche avec ses mains. Il fallait qu’un autre l’embecquât ; si bien qu’une de ces dames servit à cet office. Quant à lui donner à boire, ce ne fut pas possible, et ce ne l’aurait jamais été si l’hôte ne se fût avisé de percer de part en part un jonc dont il lui mit l’un des bouts dans la bouche, tandis que par l’autre il lui versait du vin. À tout cela, le pauvre chevalier prenait patience, plutôt que de couper les rubans de son morion.

Sur ces entrefaites, un châtreur de porcs vint par hasard à l’hôtellerie, et se mit, en arrivant, à souffler cinq ou six fois dans son sifflet de jonc. Cela suffit pour confirmer don Quichotte dans la pensée qu’il était en quelque fameux château, qu’on lui servait un repas en musique, que la merluche était de la truite, le pain bis du pain blanc, les drôlesses des dames, et l’hôtelier le châtelain du château. Aussi donnait-il pour bien employées sa résolution et sa sortie. Pourtant, ce qui l’inquiétait le plus, c’était de ne pas se voir armé chevalier ; car il lui semblait qu’il ne pouvait légitimement s’engager dans aucune aventure sans avoir reçu l’ordre de chevalerie.

Chapitre III

 

Où l’on raconte de quelle gracieuse manière don Quichotte se fit armer chevalier.

 

Ainsi tourmenté de cette pensée, il dépêcha son maigre souper d’auberge ; puis, dès qu’il l’eut achevé, il appela l’hôte, et, le menant dans l’écurie, dont il ferma la porte, il se mit à genoux devant lui en disant :

« Jamais je ne me lèverai d’où je suis, valeureux chevalier, avant que Votre Courtoisie m’octroie un don que je veux lui demander, lequel tournera à votre gloire et au service du genre humain. »

Quand il vit son hôte à ses pieds, et qu’il entendit de semblables raisons, l’hôtelier le regardait tout surpris, sans savoir que faire ni que dire, et s’opiniâtrait à le relever. Mais il ne put y parvenir, si ce n’est en lui disant qu’il lui octroyait le don demandé.

« Je n’attendais pas moins, seigneur, de votre grande magnificence, répondit don Quichotte ; ainsi, je vous le déclare, ce don que je vous demande, et que votre libéralité m’octroie, c’est que demain matin vous m’armiez chevalier. Cette nuit, dans la chapelle de votre château, je passerai la veillée des armes, et demain, ainsi que je l’ai dit, s’accomplira ce que tant je désire, afin de pouvoir, comme il se doit, courir les quatre parties du monde, cherchant les aventures au profit des nécessiteux, selon le devoir de la chevalerie et des chevaliers errants comme moi, qu’à de semblables exploits porte leur inclination. »

L’hôtelier, qui était passablement matois, comme on l’a dit, et qui avait déjà quelque soupçon du jugement fêlé de son hôte, acheva de s’en convaincre quand il lui entendit tenir de tels propos ; mais, pour s’apprêter de quoi rire cette nuit, il résolut de suivre son humeur, et lui répondit qu’il avait parfaitement raison d’avoir ce désir ; qu’une telle résolution était propre et naturelle aux gentilshommes de haute volée, comme il semblait être, et comme l’annonçait sa bonne mine.

« Moi-même, ajouta-t-il, dans les années de ma jeunesse, je me suis adonné à cet honorable exercice ; j’ai parcouru diverses parties du monde, cherchant mes aventures, sans manquer à visiter le faubourg aux Perches de Malaga, les îles de Riaran, le compas de Séville, l’aqueduc de Ségovie, l’oliverie de Valence, les rondes de Grenade, la plage de San-Lucar, le haras de Cordoue, les guinguettes de Tolède[28], et d’autres endroits où j’ai pu exercer aussi bien la vitesse de mes pieds que la subtilité de mes mains, causant une foule de torts, courtisant des veuves, défaisant quelques demoiselles, et trompant beaucoup d’orphelins, finalement me rendant célèbre dans presque tous les tribunaux et cours que possède l’Espagne. À la fin je suis venu me retirer dans ce mien château, où je vis de ma fortune et de celle d’autrui, y recevant tous les chevaliers errants de quelque condition et qualité qu’ils soient, seulement pour la grande affection que je leur porte, et pourvu qu’ils partagent avec moi leurs finances en retour de mes bonnes intentions. »

L’hôtelier lui dit aussi qu’il n’y avait dans son château aucune chapelle où passer la veillée des armes, parce qu’on l’avait abattue pour en bâtir une neuve ; mais qu’il savait qu’en cas de nécessité, on pouvait passer cette veillée partout où bon semblait, et qu’il pourrait fort bien veiller cette nuit dans la cour du château ; que, le matin venu, s’il plaisait à Dieu, on ferait toutes les cérémonies voulues, de manière qu’il se trouvât armé chevalier, et aussi chevalier qu’on pût l’être au monde.

Il lui demanda de plus s’il portait de l’argent. Don Quichotte répondit qu’il n’avait pas une obole, parce qu’il n’avait jamais lu dans les histoires des chevaliers errants qu’aucun d’eux s’en fût muni. À cela l’hôte répliqua qu’il se trompait : car, bien que les histoires n’en fissent pas mention, leurs auteurs n’ayant pas cru nécessaire d’écrire une chose aussi simple et naturelle que celle de porter de l’argent et des chemises blanches, il ne fallait pas croire pour cela que les chevaliers errants n’en portassent point avec eux ; qu’ainsi il tînt pour sûr et dûment vérifié que tous ceux dont tant de livres sont pleins et rendent témoignage portaient, à tout événement, la bourse bien garnie, ainsi que des chemises et un petit coffret plein d’onguents pour panser les blessures qu’ils recevaient.

don,don