Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

TERRE DU CIEL

© Librorium Editions 2019

I

Alors ceux qui furent appelés se mirent debout hors du tombeau.

Avec la nuque, ils ont fait aller la terre en arrière ; ils ont percé du front la terre comme quand la graine germe, poussant dehors sa pointe verte ; ils ont eu de nouveau un corps.

Il y avait un grand soleil. Une grande belle lumière est venue sur leurs mains, sur leurs habits, sur leurs chapeaux, sur leurs barbes, sur leurs moustaches.

Et c’était tout près du village, là où autrefois on les avait mis ; là où on les avait descendus avec des cordes, dans le nouveau cimetière et l’ancien, à côté de l’église neuve et de celles qui n’existaient plus, – parce qu’ils venaient de partout dans le temps. Ils se sont donc levés hors de leurs trous, le soleil leur est venu dessus ; ils voyaient le soleil avec leurs yeux retrouvés, ils buvaient l’air avec une bouche retrouvée. Et, d’abord, ils ont branlé encore un peu, pas solides sur leurs jambes, puis elles se sont affermies.

Alors ils se sont avancés dans la direction du village, et chacun l’avait devant soi, car le village aussi avait été refait, avec son église refaite et ses maisons refaites à la parfaite ressemblance de ce qu’elles avaient été, mais toutes neuves, toutes claires, en pierre et en bois, sous des toits d’ardoise ; – chacun ayant sa maison de nouveau, chacun qui la cherchait des yeux parmi les autres ; puis chacun retrouva la sienne, et ils entrèrent dans leurs maisons.

 

C’est ainsi que la vieille Catherine avait rencontré devant chez elle sa petite-fille nommée Jeanne.

Elle s’est arrêtée tout à coup, puis elle fit encore un pas, puis elle s’est arrêtée de nouveau.

Elle n’osait pas y croire, après qu’elle l’avait perdue, – elle n’osait pas croire qu’elle pourrait jamais la retrouver, à cause que les malheurs vous rendent méfiants.

C’était dans une petite rue pavée montant sur le côté de la maison ; elle y était entrée par un bout, Jeanne par l’autre ; Catherine l’avait vue venir, elle ne bougeait plus.

Debout au bas de l’escalier de pierre menant à un perron d’où on entrait dans la cuisine, elle tenait croisées l’une sur l’autre ses longues mains maigres en bois brun ; et la petite Jeanne, elle, était venue en courant, elle était venue d’abord si vite qu’elle pouvait, puis a été immobile, elle aussi ; mais, parce qu’elle avait le cœur tout jeune encore, un cœur tout neuf et prêt à croire, pas le cœur trompé de plus tard, c’est elle qui est repartie en avant la première ; et le cri lui sort de la bouche : « Grand’mère, grand’mère, est-ce toi ? »

Elle est venue. Elle s’est mise tout contre la grosse jupe à plis et le corsage de grosse laine, tout contre le coutil à rayures du tablier ; – là, elle se lève sur la pointe des pieds, levant les bras, levant les yeux : « Grand’mère, c’est toi ! je te reconnais… Et, toi, tu ne me reconnais pas ? »

Et Catherine hésite encore, puis elle n’a pas pu plus longtemps.

Elle a penché sa vieille tête, elle penche son dos autrefois engourdi et raide qui retrouve son ressort ; ses mains viennent, ses longues mains maigres ; ses mains s’avancent toujours plus :

— C’est toi ? c’est toi, petite Jeanne ?… Que oui, c’est toi !

Et puis :

— Comment est-ce que c’est possible ?

Mais Catherine a vu que tout était possible, parce que plus rien n’était comme avant.

Elles sont montées ensemble l’escalier, elles sont entrées ensemble dans la cuisine. C’était une cuisine aux grandes dalles de pierre bien rejointées, avec un vaisselier de bois brun. Tout y était comme autrefois, mais en plus joli, en plus clair, en plus neuf ; tout y était comme repeint. On voyait briller les assiettes et les verres. Il y avait un bouquet de dahlias sur la table.

La petite Jeanne a dit :

— Voilà des dahlias de notre jardin.

Catherine a dit :

— Est-ce que tu te souviens de notre jardin ?

— Oh ! oui, parce que tu m’y promenais en me tenant par la main, et, quand je suis devenue trop malade, tu m’y portais dans tes bras…

— Je vois que tu te souviens.

Elles s’approchèrent de la fenêtre, ressuscitées.

En ce jour d’été (ou ce jour pareil à un jour des étés d’autrefois), partout dans l’air les abeilles avaient recommencé à se faire entendre, comme quand on bat à la mécanique ; on voyait également que les fleurs fleurissaient partout toutes ensemble ; il y avait sur les arbres à la fois des fleurs et des fruits.

Ah ! temps d’avant ! temps de l’autre vie ! temps durs, temps cruels, difficiles, injustes ! parce que Catherine se souvenait.

Elle retrouvait ces temps d’autrefois entre les touffes d’œilletons blancs, les gueules-de-loup, les campanules, les iris blancs, les violets.

Les fraises mûres et les fraises en fleurs, les buissons de cassis couverts de leurs fruits noirs et de grappes vertes, les mousses de toute sorte et les ruines de Jérusalem.

Elle ne pouvait pas ne pas penser à ce temps d’avant ; la chambre était à peu près comme notre chambre d’à présent ; mais là dedans, en dedans de ces murs, et en dedans de nous surtout…

Elle faisait asseoir la petite Jeanne sur une chaise, elle lui étendait un châle sur les genoux, et c’étaient ces temps d’autrefois :

— Petite, tu ne te rappelles pas ? quand tu étais là, et moi je venais ; je me mettais tout à côté de toi, je ne te quittais plus, c’est toi qui me quittais. Chaque jour, et j’avais beau faire ; chaque jour un peu plus et j’avais beau dire et beau faire, j’avais beau supplier, j’avais beau te tenir serrée, je n’ai pas été écoutée ; tu es partie, tu m’as laissée…

Elle a secoué la tête ; comment est-ce qu’on y tenait ?

Ah ! malheur et misère de nous, en ce temps-là, qu’il fallait cependant qu’on s’attachât et on ne pouvait pas faire autrement, ayant un corps, ayant un cœur construits en vue de ça, exprès pour ça, rien que pour ça.

Construits uniquement en vue de ça, comme est le lierre, avec les mille petites mains et griffes du lierre, et rien que des mains ; mais, nous aussi, c’était notre besoin, n’ayant pourtant non plus que le lisse et le nu, attachés à ce qui penchait, cramponnés à ce qui était chancelant ; avec cette faim de durable en nous et rien pour la faire passer que la négation du durable…

Tout à coup, elle a dit :

— Petite !

Et puis l’a appelée, et elle disait :

— Toi ! toi !

Elle ne disait rien ; elle disait : « Toi ! » ne disait rien, et en même temps : « Toi ! »… avec étonnement encore.

« Toi ! toi ! » Et est-ce vrai ? et encore une fois : « Est-ce vrai ? » mais c’était vrai.

II

Ils avaient commencé à faire connaissance ; ils allaient en visite les uns chez les autres, ils se racontaient chacun son histoire.

Les jeunes allaient de préférence avec les jeunes, les vieux avec les vieux ; les femmes comme autrefois se retrouvaient à la fontaine ; on se parlait de nouveau par-dessus les barrières en bois des jardins ; et, le soir, ils venaient s’asseoir à trois ou quatre devant les maisons, les mains sur les genoux, fumant des pipes.

Justement, le vieux Sarment, un de ces premiers soirs, a été là, avec deux ou trois autres hommes à peu près de son âge ; – il a parlé dans le rose, il a parlé dans le gris, puis il a parlé dans le noir.

Il disait :

— Il me semble que le dos me fait mal encore, des fois. Il me semble que j’ai encore les jambes raides, le matin, quand je me lève. Oh ! je sais bien que ce n’est qu’une imagination, mais ne faut-il pas que la chose même soit entrée profond et qu’on l’ait eue marquée avant sous notre peau pour qu’elle y dure, malgré tout ?…

Soixante ans et plus (autrefois, quand il y avait encore des années, et on n’était pas encore guéris du temps), il avait semé, fauché, moissonné, labouré, sarclé, taillé, fait son bois, il avait porté le fumier, il avait travaillé ses vignes ; et, maintenant encore, tout en parlant, il faisait parfois un mouvement avec les épaules comme quand il portait la hotte, un mouvement en avant avec les mains comme quand il les croisait sur le manche de l’outil.

De temps en temps, il lui arrivait d’allonger les jambes, tantôt l’une, tantôt l’autre, les dégageant avec peine de dessous lui, et il crachait ; il taisait difficilement un soupir que l’habitude faisait venir sous sa moustache blanche.

Parce que c’était dur, dans ce temps-là, pour nous. Il fallait se lever à quatre heures du matin pour ne se coucher qu’à dix heures (quand il y avait encore des heures).

Maintenant l’horloge ne sonne plus que pour faire joli dans l’air, agitant là-haut sa clochette comme quand la vache se frotte le cou à un tronc ; mais avant, vous souvenez-vous ? elle venait comme un commandement, elle vous tirait du lit, vous jetant dehors par les plus grands froids, sous la pluie comme sous la neige, et dans l’épaisseur de la boue comme sur les chemins que la glace rendait brillants, quelque fatigue qu’on ressentît ; car on ne faisait rien à sa guise, on faisait non ce qu’on voulait, mais ce que les choses voulaient ; on faisait et c’était défait, et il fallait recommencer à faire ; et on refaisait, et c’était défait… vous souvenez-vous ?

Les autres ont hoché la tête.

C’était sous un ciel ennemi de nous et jaloux, c’était contre toute la nature. C’était contre la terre fâchée qu’on la touchât, contre la plante ayant ses idées. Contre les animaux, contre les hommes, tous ennemis les uns des autres, jaloux les uns des autres et en guerre toujours entre eux. L’homme ennemi des animaux, les animaux ennemis des animaux, la plante ennemie de la plante. Et partout la destruction d’une chose par sa voisine, de sorte qu’on devait tout le temps réparer, tout le temps se défendre, et on passait son temps à s’empêcher soi-même d’être détruit…

— Oh ! c’est vrai, continuait Sarment, rappelez-vous, parce que venaient les gelées ou venait trop de pluie ou pas assez de pluie : jamais la quantité de rien juste ce qu’il en aurait fallu ; alors on s’empêchait de mourir, et c’est tout, puis il fallait mourir quand même, ô duperie !…

Et Produit a levé la tête, il a dit :

— Même ce qui était bon trompait.

Il s’est tourné vers Sarment, il reprenait :

— Car il n’y avait rien qui fût bon jusqu’au bout. Rappelle-toi le goût du vin…

Il était alors vigneron et il était connu loin à la ronde pour la qualité de son vin :

— C’était juste au moment où on commençait à en sentir le goût qu’il passait ; il vous glissait sous le palais ; on aurait voulu l’arrêter ; et puis il était déjà loin.

On ne buvait jamais alors qu’il ne fallût reboire. Il fallait recommencer à boire, et de nouveau le goût vous fuyait sans qu’on pût le saisir, tandis qu’on lui courait après inutilement. Et tout était comme le vin, parce qu’aucune chose n’était complète, aucune chose n’était terminée pour nous, aucune chose ne trouvait nulle part son aboutissement.

De nouveau, tous ont dit : « C’est vrai ! » assis sur le banc, pendant qu’on passait dans la rue ; – ensuite ils se sont regardés, s’étonnant d’être encore ce qu’ils avaient été et en même temps autre chose.

Il commençait à y avoir de la lune ; on a vu passer Adèle Genoud, qui leur a dit bonsoir.

Ils ont dit bonsoir à Adèle Genoud ; et, un peu plus loin, il y avait la boutique de Chemin, le menuisier ; ils l’ont vue sous la lune s’arrêter devant la boutique.

Ils l’ont vue entrer dans la boutique.

Elle, elle disait à Chemin :

— Comment est-ce que je suis ici, moi, comment est-ce que c’est possible, après ce que j’ai fait ?

Elle aussi dans un grand étonnement, mais Chemin :

— Tout est possible.

Elle s’est mise à dire alors :

— C’est que je l’aimais trop, ce petit, et pas de la bonne manière. On ne savait pas aimer comme il faut, dans ce temps-là. Je me suis dit : « Je ne veux pas qu’il soit malheureux… » La seule chose que j’aie vue, c’est qu’il fallait l’empêcher d’avoir à souffrir ce que j’avais souffert. Je l’avais sorti de son petit lit bien chaud ; je l’ai pris contre moi. Est-ce que vous comprenez ? il n’avait pas de père. Les promesses coûtaient peu aux hommes, dans ce temps-là. « À quoi bon qu’il vive, je me disais, si c’est pour être malheureux ? Pour être abandonné de tout le monde, comme j’ai été moi-même ; être montré du doigt comme j’ai été montrée ; être ri des autres et moqué ?… » C’est parce que je l’aimais bien. « Il n’aura connu que la douceur, il aura connu seulement d’être tenu contre mon sein qui est rond et chaud et qui est à lui… » Pierre Chemin !