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Charles Ferdinand Ramuz

LA GRANDE PEUR DANS LA MONTAGNE

© Librorium Editions 2019

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I

Le Président parlait toujours.

La séance du Conseil général, qui avait commencé à sept heures, durait encore à dix heures du soir.

Le Président disait :

— C’est des histoires. On n’a jamais très bien su ce qui s’était passé là-haut, et il y a vingt ans de ça, et c’est vieux. Le plus clair de la chose à mon avis c’est que voilà vingt ans qu’on laisse perdre ainsi de la belle herbe, de quoi nourrir septante bêtes tout l’été ; alors, si vous pensez que la commune est assez riche pour se payer ce luxe, dites-le ; mais, moi, je ne le pense pas, et c’est moi qui suis responsable…

Notre Président Maurice Prâlong, parce qu’il avait été nommé par les jeunes, et le parti des jeunes le soutenait ; mais il y avait le parti des vieux.

— C’est justement, disait Munier, tu es trop jeune. Nous, au contraire, on se rappelle.

Alors il a raconté une fois de plus ce qui s’était passé, il y a vingt ans, dans ce pâturage d’en haut, nommé Sasseneire, et il disait :

— On tient à notre herbe autant que vous, autant que vous on a souci des finances de la commune ; seulement l’argent compte-t-il encore, quand c’est notre vie qui est en jeu ?

Ce qui fit rire ; mais lui :

— Que si, comme je dis, et je dis bien, et je redis…

— Allons ! disait le Président…

Les jeunes le soutenaient toujours, mais les vieux protestèrent encore ; et Munier :

— Je dis la vie, la vie des bêtes, la vie des gens…

— Allons, recommençait le Président, c’est des histoires… Tandis que mon cousin Crittin est un homme sérieux, on aurait avec lui toute garantie. Et, comme je vous dis, ce serait septante bêtes au moins qui seraient casées pour tout l’été, quand on ne sait déjà plus comment les nourrir ici, à cause de toute cette herbe qui devient verte là-haut, pousse, mûrit, sèche, et personne pour en profiter… Vous n’auriez pourtant qu’à dire oui…

Munier secoua la tête.

— Moi, je dis non.

Plusieurs des vieux dirent non de même.

Munier, de nouveau, s’était levé :

— L’affaire, voyez-vous, rapporterait à la commune cinq mille francs par an, dix mille francs, quinze mille francs, elle rapporterait cinquante mille francs par an que je dirais non quand même, et encore non, et toujours non. Parce qu’il y a la vie des hommes, et pas seulement leur vie dans ce monde-ci, mais leur vie dans l’autre, et elle vaut mieux que l’or qu’on pourrait entasser, dût-il monter plus haut que le toit des maisons…

Le parti des jeunes l’a interrompu.

Ils disaient : « C’est bon, on n’a qu’à voter ! »

Il y en avait qui tiraient leurs montres :

— Depuis trois heures qu’on parle de ça !… Qui est-ce qui est pour ? Qui est-ce qui est contre ?

Ils votèrent d’abord pour savoir si on allait voter, en levant la main ; puis ils votèrent par oui et non.

« Ceux qui votent oui lèvent la main », dit le Président.

Il y eut 58 mains qui se levèrent, et 33 seulement qui ne se sont pas levées.

II

Les négociations commencèrent donc avec Pierre Crittin, l’amodiateur, qui était de la vallée.

À la vallée, ils ont leurs idées, qui ne sont pas toujours les nôtres, parce qu’ils vivent près d’un chemin de fer. Pierre Crittin était cousin du Président, par la femme de celui-ci, et toute l’affaire était venue d’une conversation que le Président avait eue pendant l’hiver avec son cousin, qui s’étonnait de voir cette montagne non utilisée. Le Président lui avait raconté pourquoi. Crittin avait ri ; et Crittin avait ri, parce qu’il était de la vallée. Il avait dit au Président :

— Moi, cette montagne, je la prends quand tu voudras.

— Oh ! si ça dépendait seulement de moi… avait dit le Président.

— Écoute, avait dit Crittin, l’été prochain, je n’aurai plus la Chenalette ; ils me la font trop cher, alors je cherche quelque chose… Et c’est comme je t’ai dit : je prends Sasseneire dès qu’on voudra… Tu devrais proposer la chose au conseil ; je m’étonnerais qu’il y ait encore de l’opposition, car ton histoire est une vieille histoire ; tu n’y crois pas toi-même, ou quoi ?

— Ma foi non !

— Alors…

Crittin leva son verre de muscat :

— À ta santé…

— Et bien sûr, avait-il repris, que je ne pourrais pas vous donner grand’chose la première année, parce qu’il y aurait à remettre les lieux en état ; mais, quand on sait s’y prendre, c’est intéressant une montagne à remonter, disait-il ; moi, ça m’intéresse… Et pour toi, ce serait avantageux aussi, vu le crédit que ça te vaudrait si tu arrivais seulement à faire que les finances de la commune aillent mieux, car elles ne vont pas trop bien, je crois…

— Pas trop.

— Tu vois.

Ils ont encore vidé un verre ; et le Président :

— Oh ! moi, tu sais, je suis d’accord ; il y a longtemps que j’y pensais, l’affaire était seulement de trouver preneur. Mais, maintenant, bien entendu, c’est une question qui ne peut être réglée qu’en conseil et par le conseil ; et il faudrait d’abord que je voie un petit peu ce qu’on en pense… Oui, comme ça, préparer l’opinion. Ensuite, je te ferais signe…

— Entendu.

Ils burent un verre.

— Pour moi, disait Crittin, ça ne fait pas l’ombre d’un doute que la chose ne s’arrange, si on sait seulement s’y prendre, car personne n’y croit plus, au fond, à ces histoires, sauf deux ou trois vieux. Tu n’as qu’à y aller carrément, à mon avis, ça ne peut que fortifier ta position, tu verras, parce que c’est la jeunesse qui est derrière toi… Santé !…

— Santé !…

— Et il ne resterait plus qu’à s’entendre au sujet des conditions, mais sûrement qu’on s’entendra ; j’amène mon neveu Modeste, j’ai la chaudière, j’ai tout ce qu’il faut… On pourrait commencer les réparations au milieu de mai… Tout serait prêt pour la fin de juin…

Le commencement de l’affaire avait été cette conversation que le Président avait eue avec son cousin à Noël ; et, en effet, l’opposition n’avait pas été aussi forte que le Président, qui était un peu timide de caractère, ne l’avait craint. Tout ce qui avait moins de quarante ans lui avait dit :

— Oh ! si vous avez quelqu’un !… On y aurait pensé déjà comme vous, mais justement, l’ennui, c’est qu’on ne voyait personne. Vous savez, ces histoires… Ça avait fait du bruit… Mais si vous avez à présent quelqu’un et quelqu’un de sûr, et quelqu’un de bien garanti, nous, on est d’accord, on vote pour…

Il se passa un mois, deux mois ; le Président continuait à entretenir avec prudence de son projet les personnes que l’occasion mettait sur son chemin ; quelques-unes hochaient la tête, mais la plupart n’objectaient pas grand’chose ; on voyait que ces vieilles histoires d’il y a vingt ans étaient déjà bien oubliées, en effet ; et, finalement, le Président n’eut qu’un petit calcul à faire : celui-ci pour, celui-ci pour, et celui-là contre ; ce qui lui a donné un total d’une part et un autre total de l’autre, deux totaux, sans guère de peine, d’abord dans sa tête, puis sur un papier ; alors il avait convoqué le conseil.

Il y avait eu un premier Conseil de Commune, un second Conseil de Commune ; – et les calculs du Président, comme on vient de voir, ne s’étaient pas trouvés si mal établis. 58 oui, 33 non : une belle majorité, – quand même les vieux n’étaient pas contents et plusieurs, après le vote, avaient quitté la salle des séances ; – mais, nous autres, on s’en moque un peu, puisqu’il y a eu vote, et le Président pensait : « En tout cas, je suis couvert », – ce qui était l’essentiel pour lui qui, dès le lendemain matin, avait écrit à son cousin. Il y avait encore les conditions à débattre, mais elles étaient du ressort de la Municipalité, laquelle se composait de quatre membres seulement (tous quatre hommes de moins de cinquante ans, depuis ces dernières élections, qui avaient porté Prâlong à la présidence).

C’est la jeunesse qui a pris le dessus ; et les idées de la jeunesse sont qu’elle est seule à y voir clair, parce qu’on a de l’instruction, tandis que les vieilles gens savent tout juste lire et écrire. La jeunesse l’avait donc emporté, Pierre Crittin était reparu ; on s’était entendu sur les conditions sans trop de peine ; ensuite il avait été convenu qu’on irait constater sur place, à Sasseneire, l’état des lieux, avant de rien conclure définitivement.

Il fallut attendre que la neige eût commencé à fondre ; heureusement que l’hiver avait été très froid, mais sec, et le printemps s’annonça de bonne heure. Ce pâturage de Sasseneire est à deux mille trois cents mètres ; il est de beaucoup le plus élevé de ceux que possède la commune, c’est-à-dire trois autres, mais qui sont sur les côtés de la vallée, tandis que Sasseneire est dans le fond, sous le glacier. Il arrive souvent qu’à cette altitude il y ait encore au mois de juin des deux, des trois pieds de neige dans les parties mal exposées. Le bénéfice de cette année fut pour Crittin que la couche blanche se trouva moins épaisse là-haut que d’ordinaire et fut ainsi plus vite usée par la bonne chaleur du soleil qui avait commencé à se faire sentir dès le mois de mars. On n’était pas encore au milieu de mai qu’ils purent donc se mettre en route, et étaient cinq, c’est-à-dire le Président, Crittin et son neveu, Compondu et le garde communal. Ils sont partis à quatre heures du matin avec leurs lanternes et des provisions, sans oublier une ou deux bottilles de muscat (qui sont de petits barils plats en mélèze, de la contenance d’un pot, ou un litre et demi). Ils avaient des souliers ferrés et les deux Crittin des jambières de cuir, les autres des guêtres de drap boutonnant sur le côté. On va d’abord à plat sur la rive gauche du torrent coulant dans un lit très encaissé, entre deux fortes marges de sable qui apparaissent sitôt que l’eau commence à se faire rare, mais en cette saison les bancs de sable et les deux berges elles-mêmes avaient complètement disparu. On voyait vaguement, entre les branches des buissons, le torrent hausser à ras des prés son dos blanc, qui semblait bouger sur place. Le bon pays était ici avec son herbe déjà haute, pleine de fleurs ; ici, c’était encore le bon pays où le torrent était silencieux et tout tranquille dans les herbages, comme une bête en train de pâturer. Les hommes marchaient en deux groupes : le Président et Crittin plus devant. Le Président avait une lanterne ; le garde de commune avait une lanterne. On a commencé à monter. On s’éloignait peu à peu du torrent qu’on laissait descendre sur sa gauche comme à la corde, tandis qu’on montait soi-même sur la droite, parmi des bosses de terrain qui venaient se mettre en travers de votre chemin, de sorte qu’il fallait redescendre, puis on recommençait à monter. On a passé devant une petite réunion de fenils qui vous ont regardé venir, se taisant pour vous regarder venir, après quoi ils ont été se serrer les uns contre les autres, comme pour se dire des choses. On y voyait encore un peu ici, à cause des étoiles et à cause de l’assez grande largeur du ciel. Mais voilà que bientôt les bords de la vallée se sont rapprochés, en même temps qu’on a vu s’avancer à votre rencontre une espèce de nouvelle nuit plus noire, mise dans le bas de l’autre comme pour vous empêcher de passer. Le Président leva sa lanterne, qui était une lanterne à vitres carrées laissant sortir une bande de lumière sur son devant et sur chacun de ses côtés : on a vu chacune de ces bandes s’allonger : l’une frappant en face de vous la pente raide où les pierres ont eu une ombre, les deux autres faisant venir à droite et à gauche les troncs rouges des pins qui semblaient avoir été cassés à une faible hauteur au-dessus du sol par le vent. On a commencé à cheminer entre ces tronçons de colonnes comme dans un corridor de cave, qui était fait par la lanterne, que la lanterne creusait peu à peu, que la lanterne perçait devant vous à mesure qu’on avançait ; puis la lanterne l’ôtait de devant vous, alors tout le noir vous croulait dessus. On était pris dedans, on l’avait qui vous pesait sur les épaules, on l’avait sur la tête, sur les cuisses, autour des mains, le long des bras, empêchant vos mouvements, vous entrant dans la bouche ; on le mâchait, ce noir, on le crachait, on le mâchait encore, on le recrachait, comme de la terre de forêt. On se débattait ainsi un moment, comme quand on a été enterré vif, puis la lumière de la lanterne vous ressuscitait à nouveau ; – pendant que les cinq hommes allaient toujours, et de temps en temps une pierre qu’ils faisaient rouler descendait la pente qu’ils montaient eux-mêmes, mêlant son bruit au bruit de leurs souliers. Plusieurs fumaient ; mais, dans une nuit pareille, on a beau tirer tant qu’on veut sur le tuyau de sa pipe et amener à soi toute la quantité de fumée qu’on veut : faute d’être vue, elle est comme si elle n’existait pas. Ils avaient donc laissé peu à peu leurs pipes s’éteindre, ils les avaient fourrées dans leur poche ; ils avaient été sans pipe, ils faisaient seulement un peu de bruit avec les pieds ; puis l’un ou l’autre disait quelque chose, mais, quand on ne peut pas les voir, les mots c’est comme la pipe, les mots eux non plus n’ont point de goût. Les hommes avaient fini par ne plus rien dire du tout ; c’est ainsi qu’on a mieux entendu le torrent quand il est revenu avec son bruit, il a commencé à venir un peu, puis brusquement, à un tournant, il a été là dans toute sa force. C’est qu’on était entré dans la gorge. On aurait eu beau crier à pleins poumons, on n’aurait pas été entendu. On aurait eu beau tirer des coups de fusil : la détonation n’aurait même pas trouvé place dans l’énormité de la rumeur où il leur a semblé flotter comme pris par-dessous les bras et ils se sont même arrêtés un instant. Puis, de nouveau, on a vu la lanterne du Président se soulever, décrivant un demi-cercle, on ne savait trop à quelle hauteur au-dessus du sol, ni comment tenue, ni par qui ; allant donc ainsi comme d’elle-même en l’air par ses deux ou trois voyages en rond ; après quoi, les barres de la lumière allèrent frapper sur la gauche une barrière de bois, sur la droite un talus rocheux, tandis que devant vous le chemin est réapparu juste assez large pour vous laisser passer un de front ; c’est pourquoi les hommes se sont mis en file. Le passage avait été pratiqué là dans le roc même qu’on avait fait sauter à la mine, tandis que la paroi tombait à pic sur votre gauche et ainsi le bruit du torrent vous arrivait directement, venant vous frapper sous le menton, sous une de vos oreilles, sur un des côtés de votre figure ; après quoi, par contraste, il y a eu presque du silence, il y eut retombée et vide, il y eut qu’il fallut aller chercher le bruit, pour le retrouver ; c’est qu’on était arrivé dans un renfoncement de terrain.

Ils montent, ils vont de nouveau à plat, ils montent ; c’est un long voyage que ce voyage du chalet, à cause de toute la gorge qu’il fallait longer d’abord d’un bout à l’autre. On compte quatre heures pour la montée, en temps ordinaire, et deux pour la descente, en temps ordinaire, mais le commencement de mai n’était pas encore un temps très favorable et les quatre heures se trouvèrent largement dépassées. Pourtant on avait vu les sapins s’espacer enfin et on commençait aussi à les distinguer jusqu’à la pointe, dans une fine poussière de jour comme celle que le vent fait lever sur les routes. Les troncs se marquèrent par un peu de couleur plus noire dans le gris de l’air, en même temps qu’en haut des arbres, des espèces de lucarnes aux vitres mal lavées se montraient. Les cinq hommes firent encore un bout de chemin, écartant de devant eux par-ci par-là un dernier rideau d’ombre, puis ils entrèrent tout à fait dans le jour, en même temps qu’ils arrivaient à un espace déboisé, où les lanternes furent seulement deux petites couleurs sans utilité, c’est pourquoi on les a soufflées. Là, il a fallu qu’ils s’avancent avec précaution, à cause d’une large coulée de neige. Crittin allait devant avec sa canne ferrée, commençant par bien creuser avec le pied un trou où il enfonçait jusqu’à mi-jambe, puis il faisait un pas ; et les autres suivaient un à un, mettant le pied dans les trous faits par Crittin. On les a vus ainsi avancer les cinq par secousses, par petites poussées, et ils ont été longtemps cinq points, cinq tout petits points noirs dans le blanc. Ils ont été ensuite dans une nouvelle coulée de neige, ils ont été dans des éboulis ; en avant, et à côté d’eux, les grandes parois commençaient à se montrer, tandis qu’ils s’élevaient vers elles par des lacets et, elles, elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus abrupts, de plus en plus lisses à l’œil. Ici, il n’y avait plus d’arbres d’aucune espèce ; il n’y avait même plus trace d’herbe : c’était gris et blanc, gris et puis blanc, et rien que gris et blanc. Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hautes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair ; puis, tout à coup, elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure ; c’est une couleur comme celle des fleurs, une couleur trompeuse, qui passe vite, car il n’y a plus de fleurs ici, non plus, ni aucune espèce de vie ; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. C’est au-dessus des fleurs, de la chaleur, de l’herbe, des bonnes choses ; au-dessus du chant des oiseaux, parce que ceux d’ici ne savent plus que crier. La corneille des neiges, le choucas au bec rouge ; les oiseaux noirs ou blancs ou gris qui peuvent encore vivre ici, mais sans chansons ; à part quoi il n’y a rien et plus personne, parce qu’on est au-dessus de la bonne vie et on est au-dessus des hommes ; – pendant que le soleil venait, les frappant tous les cinq en même temps sur le côté gauche de leur personne ; – et l’année est ici de deux mois, de trois mois au plus.

Seulement on est bien forcé d’y aller chercher le petit peu de nourriture qui peut encore s’y trouver, c’est pourquoi les hommes montaient toujours, et ont été frappés par le soleil sur le côté gauche, puis ils ont été dans le soleil tout entiers.

Ils ont été éblouis par l’éclat des flaques de neige qu’ils ont dû traverser encore ; ailleurs, des avalanches étaient tombées. Ils se rapprochaient de nouveau du torrent, ils l’ont vu pendre ensuite à des rochers en face d’eux.

Ils ont alors fait encore beaucoup de chemin, gagnant vers en haut par des lacets, gagnant vers le dessus de cette dernière barrière ; – c’est ainsi que, dans le milieu de la matinée, ils sont arrivés sur le bord du dernier palier de derrière lequel on les a vus sortir, montrant leur chapeau et leur tête, montrant ensuite leurs épaules.

Et tout Sasseneire a été devant eux, avec le glacier qui pendait au-dessus, peint en belles couleurs de même que toute la combe ; et ces belles couleurs toutes ensemble leur sont venues contre ; mais c’est à peine s’ils y ont fait attention.

La seule parole que Prâlong avait dite à son cousin avait été :

— Eh bien ! tu vois qu’en tout cas ce n’est pas la place qui manque.

Ils s’étaient engagés entre des quartiers de rocs hauts comme des maisons où ils ont enfoncé dans la neige ; ils étaient allés comme dans des petites rues pleines de neige entre ces blocs, ils étaient sortis d’entre ces blocs, ils s’étaient trouvés dans du cailloutis, puis sur la pente où l’herbe était comme du feutre, humide encore et élastique sous la semelle, parce que la neige venait seulement d’y fondre.

Enfin, ils sont arrivés au chalet. On ne le distinguait pas d’abord de la paroi à laquelle il s’adossait et où les poutres de son toit à un seul pan prenaient naissance dans le roc même. Il fallait s’approcher davantage pour voir que ce toit était crevé à plusieurs places, que la porte ne tenait plus dans ses gonds, que le haut des murs avait laissé tomber beaucoup de ses pierres : il est vrai qu’on s’y attendait. Après avoir bien tout examiné, Crittin s’était assis et écrivait des chiffres sur son carnet de poche. Ils avaient fait aller en arrière le bouchon de bois d’une des bottilles qui s’est mis à pendre au bout de sa ficelle ; ils se passaient la bottille, ils mangèrent, ils firent le tour du pâturage ; ils revinrent, ils burent de nouveau, ils mangèrent ; puis Crittin, à une question de Prâlong, qui a articulé un chiffre, parce que la discussion continuait pendant ce temps :

— Eh bien ! oui, à ces conditions, ça m’irait…

III

Ainsi tout fut arrangé. Des papiers avaient été signés ; et, dès qu’on put, on envoya là-haut une corvée pour les réparations qui furent rapidement menées.

On monta les paillasses dont on garnit les cadres où on couchait ; on monta enfin la chaudière à fromage, ce qui n’était pas une petite entreprise, mais elle fut menée à bien quand même.

Il ne resta plus qu’à engager les hommes qui devaient accompagner le troupeau.

Or, pendant plusieurs jours, personne ne se présenta ; on commençait à se rendre compte qu’il ne serait pas facile de trouver du monde pour monter là-haut ; c’est alors qu’arriva Clou, et le Président n’eut pas une bonne impression quand il vit que c’était Clou qui venait s’offrir le premier.

Clou penchait la tête de côté ; il toussotait :

— Il paraît que c’est à vous qu’on doit s’adresser pour l’alpage…

Il s’était mis à regarder le Président de dessous celle de ses deux paupières qui pouvait servir encore, car l’autre était pour toujours immobile sur l’orbite vide du globe de l’œil ; il avait le nez de travers, il avait la partie gauche de la figure plus petite que la partie droite ; il se tenait devant vous les mains enfoncées dans les poches, il penchait la tête de côté.

On ne savait jamais très bien s’il vous regardait ou non, de sorte que le Président se trouva embarrassé, n’ayant réussi encore à engager personne, d’une part, mais parce qu’il aurait beaucoup mieux aimé, d’autre part, s’il l’avait pu, ne pas avoir affaire à cette espèce d’hommes-là ; à un homme de cette espèce, dont plus personne ne voulait depuis longtemps ; et Clou vivait on ne savait pas très bien de quoi, allant chasser sans permis, allant pêcher sans permis, allant chercher des plantes dans la montagne, allant chercher des pierres, et on disait de l’or aussi ; tandis que, certaines autres choses, on ne se les disait qu’à l’oreille.

— Ma foi, disait le Président, tu comprends, c’est de mon cousin que ça dépend ; je le préviendrai.

— Moi, disait Clou, ça m’arrangerait assez, cet été, parce que là-haut je serais à portée…

Il allait commencer à faire nuit, c’était un samedi soir. Ils s’étaient donné rendez-vous, les deux. Ils avaient monté encore une fois, les deux, le sentier qui est en arrière du village, pendant que Clou parlait avec le Président. Ils avaient monté le sentier, ils avaient tourné avec le sentier. Un peu plus loin, était la place où ils venaient toujours s’asseoir, ayant le coucher du soleil derrière eux. Il y avait là un trou dans la haie ; lui s’y engageait le premier, puis il se retournait pour tendre la main à Victorine. Il la prenait par la main, il disait :

— Attention à ta jupe.

Elle venait, toute pliée aussi, faisant paraître d’abord sa tête ; elle venait encore, puis est ressortie dans le jour et a tendu vers lui sa figure brune, où une mèche noire toute frisée, échappée du peigne, lui tombait jusque sur le nez. Elle la ramenait derrière son oreille, tout en se redressant à son tour. Puis elle lui souriait avec toutes ses dents qui faisaient une barre blanche au bas de sa figure brune…

— Ce sera comme vous voudrez, disait Clou… Moi, j’ai le temps, décidez-vous, vous me direz…

Ils avaient le coucher de soleil derrière eux, derrière eux ils avaient la haie.

En avant d’eux, étaient les prés en pente au bas desquels il semblait que le village s’était laissé glisser, comme les gamins font sur leur fond de culotte.

Il y avait, un peu en avant du torrent, sur une partie assez plate où elle s’était arrêtée cette réunion de petits toits, qui se tenaient serrés sous leurs fines fumées bleues.

À travers la couleur de ces fumées, on voyait la couleur des ardoises, la couleur du bois ; on voyait les ardoises grises. On voyait ces murs faits en vieilles poutres qui étaient rouges, ou brunes, ou noires, sur des soubassements passés à la chaux. On voyait que les toits se tenaient là, épaule contre épaule, s’étant mis ensemble, aimant à être ensemble, voisinant étroitement avec confiance et amitié ; – et Clou disait que ça ne pressait pas ; – on voyait aussi, derrière leurs barrières, les jardins qui commençaient à être verts et à se tacher de jaune, de bleu, de rouge.

Victorine et Joseph étaient derrière la haie, ils s’y trouvaient à l’abri des regards. Il y avait, en face d’eux, les montagnes qui devenaient roses. On entendait causer dans les ruelles, on entendait des portes tourner sur leurs gonds rouillés. On entendait le bruit du verrou de l’étable à cochons pousser longuement son cri tout pareil à celui des bêtes qu’il tient enfermées…

À ce moment, Clou avait fait demi-tour sur lui-même, n’ayant pas ôté les mains de ses poches :

— Ça aurait été commode pour moi, voilà tout… Enfin, décidez-vous.

Il faut dire qu’il savait qu’on avait peur de lui, alors il en profitait ; – et alors la montagne n’a plus été rose, elle a été jaune.

On donne des coups de marteau, quelqu’un scie du bois.

C’était le soir, au commencement de juin, à un moment où les hommes qui devaient monter au chalet auraient dû être déjà engagés ; mais ça n’allait pas tout seul, il ne s’était encore présenté personne, sauf Clou, comme on vient de voir ; – alors ils se tenaient là-haut, les deux, une fois de plus, sous la haie. Longtemps ils n’avaient rien dit. À présent, la montagne devant eux était grise ; même les plus hautes pointes avaient été déshabillées de leurs couleurs.

Ils continuaient à ne rien dire. Elle attendait qu’il parlât le premier. Finalement, elle s’était tournée vers lui ; elle commençait à être étonnée. Elle l’a regardé une première fois ; elle le regarde encore comme pour lui demander : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

La montagne était devenue toute grise comme quand la cendre se met sur la braise.

On a entendu claquer des fouets ; on a vu les vaches venir boire à la fontaine ; elles faisaient des taches sombres, car la race d’ici est une petite race noire.

On a parlé encore dans le village ; – et Clou venait de s’en aller, l’épaule gauche plus basse que l’épaule droite ; – c’est alors que Victorine a regardé encore Joseph.

Il se taisait toujours ; il a vu qu’il n’allait pas pouvoir se taire plus longtemps. Et ce fut sous la haie, là où ils avaient été déjà si souvent ensemble, tout à coup :

— Écoute, Victorine…

Après le grand silence qu’il y avait eu entre eux, et le silence à présent commençait à être partout, sauf l’eau qui coule, les feuilles qui bougent ou le bruit de la clochette qu’on laisse au cou de la chèvre et qu’elle secoue toute la nuit ; mais les hommes se taisent et le bruit des hommes se tait ; les hommes sont rentrés chez eux, ils mangent la soupe.

Et c’est comme si Joseph avait attendu exprès jusqu’à ce moment pour qu’elle entendît mieux ce qu’il avait à lui dire ; il a repris :