Le moine de Saint-Benoît

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FRAGMENT

Si je publie cette ballade sans la terminer, je dois dire que mon but n’a pas été de lui donner cette sorte d’intérêt qui naît souvent d’une curiosité désappointée. J’avouerai que mon intention était de poursuivre le récit jusqu’à la fin ; mais je n’ai jamais pu être content de mon travail, et si je joins ce fragment à mes oeuvres poétiques, c’est par déférence à l’avis de quelques personnes dont l’opinion mérite des égards, et qui se sont opposées à mon projet de supprimer entièrement mon Moine de Saint-Benoît.

La tradition qui m’en a fourni l’idée est connue dans le comté de Mid-Lothian, où se trouve la maison appelée aujourd’hui Gilmerton-Grange, et à qui jadis on avait donné le nom de Burndale, d’après l’aventure tragique que je vais rapporter.

La baronnie de Gilmerton appartenait autrefois à un seigneur nommé Heron qui avait une fille de la plus grande beauté. Cette jeune personne fut séduite par l’abbé de Newbattle, couvent richement doté sur les rives de l’Esk, et qu’habite aujourd’hui le marquis de Lothian. Heron fut informé des amours de sa fille, et sut aussi que le moine avait été favorisé dans ses criminelles intentions par sa nourrice, qui demeurait dans cette maison de Gilmerton-Grange. Il conçut le projet d’une terrible vengeance sans être arrêté ni par le saint caractère dont le préjugé revêtait les ecclésiastiques, ni par les droits plus sacrés de la nature.

Il choisit une nuit sombre et orageuse, pendant laquelle les amants s’étaient donné rendez-vous ; il fit entasser autour de la maison des broussailles desséchées avec d’autres combustibles, et y mit le feu. La maison et ceux qu’elle renfermait ne formèrent bientôt plus qu’un amas de cendres.

Le début de ma ballade m’a été suggéré par ce curieux extrait de la vie d’Alexandre Peden, l’un de ces apôtres errants et persécutés de la secte des caméroniens sous le règne de Charles II et de son successeur Jacques. Cet Alexandre Peden passant dans l’esprit de ses prosélytes pour être doué d’une puissance surnaturelle : peut-être se l’était-il persuadé à lui-même ; car les lieux sauvages que ces malheureux fréquentaient et les dangers continuels qu’ils couraient dans leur état de proscription, ajoutaient encore à la sombre superstition de ce siècle d’ignorance.

À peu près dans ce même temps Alexandre Peden, dit son biographe, fut dans la maison d’André Normand, où il devait prêcher pendant la nuit. Après être entré il s’arrêta un moment, s’appuya sur le dos d’un fauteuil en se couvrant la tête. Soudain il se relève, et dit : Il y a quelqu’un dans cette maison pour qui je n’ai aucune parole de salut. Après quelques moments de silence il ajouta : Il est étrange que le démon refuse de sortir pour nous empêcher de commencer la bonne oeuvre.

Alors une femme sortit ; c’était une vieille qui avait toujours été vue de mauvais oeil, et qui passait même pour sorcière.

(La vie et les prophéties d’Alexandre Peden, ex-ministre du saint Évangile à New-Glenluce, partie II, 26)

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I

Le pape célébrait le saint sacrifice avec le pouvoir qu’il a reçu du ciel d’effacer les péchés des hommes. C’était le grand jour de Saint-Pierre.

Le peuple était agenouillé dans le temple ; chaque fidèle allait recevoir l’absolution de ses fautes en baisant le pavé de l’enceinte sacrée.

II

Toute l’assemblée est immobile et muette au moment où les paroles de la grâce vont retentir sous les voûtes.

Soudain le pontife tressaille de terreur ; la voix lui manque ; et lorsqu’il veut élever le calice il le laisse tomber à terre.

III

– Le souffle d’un grand coupable, s’écrie-t-il, souille ce jour pieux ; il ne peut partager notre croyance ni éprouver le saint effet de mes paroles.

C’est un homme dont aucune bénédiction ne peut calmer le coeur troublé ; c’est un malheureux dont l’odieuse présence profane toutes les choses saintes.

IV

Lève-toi, misérable, lève-toi et fuis ; crains mes imprécations. Je t’ordonne de ne plus étouffer ma voix par ton aspect profane ; fuis.

Au milieu du peuple était agenouillé un pèlerin recouvert d’un capuchon gris ; venu des rives lointaines de sa terre natale, il voyait Rome pour la première fois.

V

Pendant quarante jours et quarante nuits il n’avait proféré aucune parole, et toute sa nourriture avait été du pain et l’eau des fontaines.

Au milieu du troupeau de pénitents aucun n’était prosterné avec plus d’humilité ; mais lorsque le pontife eut parlé, il se leva et sortit.

VI

Il reprit le chemin de sa terre natale, et dirigea ses pas fatigués vers les plaines fertiles du Lothian et vers la cime azurée des montagnes de Pentland.

Il revit les ombrages de l’Esk, berceau de son enfance, et cette rivière si douce qui porte à la mer le tribut de ses flots argentés.

VII

Des seigneurs accoururent au-devant du pèlerin ; des vassaux vinrent fléchir le genou devant lui ; car parmi les Chefs guerriers de l’Écosse aucun n’était aussi brave que lui.

Il avait versé plusieurs fois son sang pour la patrie, et les rives du Till avaient été témoins de ses exploits.

VIII

Salut, lieux ravissants où coulent les ondes limpides de l’Esk ; salut, cimes aériennes des rochers, et vous ombrages inaccessibles aux rayons du soleil.

C’est là que le poète est heureux de s’égarer avec la Muse ; c’est là que la beauté peut trouver un asile discret pour parler de ses amours !

IX

Qui n’admirerait la noble architecture de ce château d’où le cor annonce l’arrivée des rois ? Qui ne se plairait sous les noisetiers d’Auchendinny et près de Woodhouselee qu’habite un blanc fantôme.

Qui ne connaît les bocages de Melville, les vallons de Roslin, Dalkeith, asile de toutes les vertus, et Hawthorden, que le nom de Drummond a rendu classique ?

X

Cependant le pèlerin évite tous ces lieux enchanteurs, et chaque jour il suit le sentier solitaire qui conduit à la ferme incendiée de Burndale.

Ce lieu est d’un aspect triste ; le désespoir seul pourrait s’y plaire ; les murs en ruines semblent menacer de leur chute celui qui s’en approche, et la toiture est noircie par les traces du feu.

XI

C’était un soir d’été ; les rayons affaiblis du jour arrêtés sur la crète de Carnethy la nuançaient d’une teinte de pourpre.

La coche du couvent annonçait l’heure des vêpres dans les chênes de Newbattle ; à l’hymne de la Vierge céleste se mêlait la voix solennelle de l’airain.

XII

Le vent apporta les derniers sons de cette harmonie religieuse à l’oreille du pèlerin au moment où il s’avançait dans le sentier accoutumé.

Plongé dans ses rêveries profondes, il levait enfin les yeux lorsqu’il fut parvenu à ce séjour mélancolique où l’oeil ne pouvait apercevoir que des ruines.

XIII

Il soupira avec amertume en contemplant ces murs calcinés, et un moine de Saint-Benoît étendu sur une pierre.

– Que le Christ t’écoute, dit le serviteur du ciel : tu es sans doute quelque pèlerin malheureux ? Lord Albert le fixe avec des yeux surpris et attristés, mais il ne répond rien.

XIV

– Viens-tu de l’Orient ou de l’Occident ? demanda le moine. Apportes-tu de saintes reliques, as-tu visité la châsse de saint Jacques de Compostelle, ou viens-tu de la chapelle de saint Jean de Beverley ?

– Je ne viens point du pèlerinage de Compostelle ; je n’apporte point des reliques d’Orient, mais j’apporte une malédiction de notre Saint-Père le pape, une malédiction qui me suivra partout.

XV

– Cesse de le croire, infortuné pèlerin ! Fléchis le genou devant moi, et confesse ton crime afin que je puisse t’absoudre.

– Et qui es-tu, moine, pour avoir le droit de me remettre mes péchés, lorsque celui qui tient les clefs du ciel et de la terre n’a pu m’en accorder le pardon.

XVI

– Je viens, dit le moine, d’un climat lointain ; j’ai parcouru plus de mille lieues exprès pour venir absoudre un coupable d’un crime commis dans ce lieu même.

Le pèlerin s’agenouilla, et commença en ces termes sa confession, pendant que le moine appuyait une main glacée sur sa tête humblement fléchie
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Notes

Note 1. – Paragraphe IX.

La baronnie de Pennycuik, appartenant à sir George Clerk, soumet son propriétaire à une singulière obligation : il est tenu de monter sur un large quartier de roche, et d’y donner trois fois du cor chaque fois que le roi vient chasser dans le Borough-Muir. On admira à juste titre le château de Pennycuik, tant pour son architecture que pour le paysage qui l’avoisine.

Note 2. – Même paragraphe.

Auchendinny sur l’Esk, en dessous de Pennycuik, est la demeure actuelle de l’ingénieux H. Mackenzie, auteur de l’Homme sensible (the Man of feeling).

Note 3. – Même paragraphe. – Roslin, Dalkeith.

Le château et la vallée romantique de Roslin, jadis habité par la famille de Saint-Clair, appartient aujourd’hui au comte de Roslin.

Dalkeith est la résidence de la famille Buceleuch.

Le noble Moringer

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ancienne ballade allemande du quinzième siècle

Sir Walter Scott nous apprend que la légende sur laquelle est fondée cette ballade a rapport à un incident qui, non seulement en Germanie, mais dans toutes les contrées de l’Europe, a dû arriver plutôt cent fois qu’une, du temps que les croisés guerroyaient pendant de longues années en Palestine, et laissaient leurs dames inconsolables sans aucune nouvelle de leur sort. Une histoire à peu près semblable, mais sans l’intervention de saint Thomas, est racontée d’un des anciens seigneurs du château de Haigh, dans le comté de Lancastre, héritage patrimonial de la dernière comtesse de Balcaras ; les détails en sont représentés sur un des vitraux de cet antique manoir.

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I

Je veux raconter l’ancienne histoire d’un chevalier de Bohême, celle du noble Moringer. Uni à une dame aussi fraîche que le beau mois de mai, il reposait auprès d’elle dans la couche nuptiale, lorsque soudain il lui dit : Noble dame de mon coeur, écoute bien mes paroles.

II

J’ai fait le voeu d’un pèlerinage à une chapelle lointaine. Je suis obligé d’aller chercher la patrie de saint Thomas et de laisser la mienne. Tu resteras ici avec tous les honneurs de notre rang ; jure-moi seulement sur ta foi que tu attendras mon retour pendant sept ans et un jour.

III

Triste et les larmes aux yeux, la noble dame répondit : – Apprends-moi, chevalier, quels sont tes ordres pendant ton absence. Qui commandera tes vassaux ? Qui gouvernera dans tes domaines, et qui sera le fidèle gardien de ta dame quand tu seras loin d’elle ?

IV

Le noble Moringer repartit : – N’aie aucun souci de tout cela ; il est maint vaillant gentilhomme qui dépend de mes bienfaits ; le plus fidèle gouvernera mes domaines et mes vassaux ; il sera le gardien éprouvé de mon aimable compagne.

V

Comme chrétien, je suis forcé d’observer le voeu qui me lie ; quand je serai loin, sous les climats étrangers, souviens-toi de ton chevalier sincère. Cesse, ma douce amie, de t’affliger, ta douleur serait vaine ; permets à ton Moringer de partir, puisque Dieu a reçu son voeu.

VI

Le noble Moringer s’arrache de son lit, descend, et rencontre son chambellan avec l’aiguière et son manteau bordé d’une riche fourrure : il jette son manteau sur ses épaules, lave ses mains dans l’eau froide, et y baigne son front.

VII

– Or, écoute-moi, sire chambellan, dit-il ensuite ; tu es un vassal fidèle, et telle est ma confiance en ta vertu éprouvée, que, pendant sept ans, tu gouverneras dans mes tours ; tu guideras mes vassaux au combat, et je remets en tes mains la foi de ma dame jusqu’à mon retour.

VIII

Le chambellan était franc et sans détour ; il répondit brusquement : – Demeurez, mon seigneur, gouvernez chez vous et recevez de moi cet avis : la fidélité de la femme est fragile. – Sept ans, avez-vous dit ; je ne répondrais pas sept jours de la foi d’aucune dame.

IX

Le noble baron se détourne et s’éloigne avec un coeur plein de souci ; son brave écuyer le rencontre près de là. Il était l’héritier de Marstetten, c’est à lui que Moringer s’adresse avec anxiété : – Fidèle écuyer, consens-tu, lui dit-il, à recevoir de moi cet important dépôt pendant que je passerai les mers ?

X

Consens-tu à veiller sur mon château, à protéger mes domaines, à conduire mes vassaux à la chasse et à la guerre, à engager ton honneur pour la foi de ma dame pendant sept ans, et à la garder comme notre sainte Vierge fut gardée par le bienheureux saint Jean ?

XI

L’héritier de Marstetten était franc, généreux, mais vif, ardent et jeune ; il répondit sans hésiter et avec trop de présomption : – Mon noble seigneur, bannissez tout souci, faites votre voyage, et fiez-vous à mes soins jusqu’au terme de votre pèlerinage.

XII

Comptez sur mon serment et mon honneur que j’engage pour garder vos domaines, défendre vos tours et aller à cheval avec vos vassaux ; quant à votre aimable dame, si vertueuse et si chérie, je parie ma tête que son amour pour vous n’éprouvera aucun changement, vous absenteriez-vous pendant trente années.

XIII

Le noble Moringer reprit courage en l’entendant parler ainsi. L’inquiétude fut bannie de son sombre front, et la tristesse de ses traits ; il dit à tous un long adieu, mit à la voile, et il erra dans la terre de saint Thomas pendant sept années et un jour.

XIV

Le noble Moringer dormait dans un jardin lorsqu’un songe prophétique vint agiter ses sens assoupis ; une voix lui dit à l’oreille : – Il est temps, seigneur baron, de te réveiller. Un autre va posséder ta dame et ton héritage.

XV

Une autre bannière est arborée sur ta tour ; un bras étranger guide les rênes de tes coursiers, et ta vaillante troupe de vassaux fléchit sous une nouvelle autorité. Elle aussi, ta dame bien-aimée, jadis si fidèle et si tendre, va, cette nuit, dans le château de son père, épouser l’héritier de Marstetten.

XVI

Le noble Moringer s’éveille en sursaut et s’arrache la barbe. – Oh ! que ne suis-je jamais né ! s’écrie-t-il ; que viens-je d’entendre ? Perdre ma seigneurie et mes domaines, ce serait pour moi un faible souci, mais Dieu ! qu’un infidèle écuyer épouse ma belle dame !

XVII

Ô bon saint Thomas, écoute-moi, je te prie : tu es mon patron ! un traître me dépouille de mes domaines pendant que j’accomplis mon voeu ; il couvre d’infamie mon épouse naguère si pure, et moi je suis dans une terre étrangère où il me faut subir cette honte.

XVIII

Ce fut le bon saint Thomas qui exauça la prière de son pèlerin, et qui lui envoya un sommeil si profond qu’il absorba tous les soucis du chevalier : il se réveilla dans la belle terre de Bohême, sur le bord d’une petite rivière ; à sa droite était un château élevé, à la gauche un moulin.

XIX

Moringer tressaille comme s’il était délivré d’un enchantement ; étourdi de surprise et de joie, il porte autour de lui ses regards : – Je reconnais, dit-il, les antiques tours de mon père, le moulin et la rivière. Béni soit le bon patron qui a écouté la prière de son triste pèlerin.

XX

Il s’appuie sur son bourdon et s’avance vers le moulin ; ses traits sont si altérés qu’aucun de ses vassaux ne reconnaît son maître. Le baron dit au meunier : – Mon bon ami, par charité, apprenez à un pauvre pèlerin bohémien ce qui se passe ici.

XXI

Le meunier répond : – Je n’ai rien à vous apprendre, si ce n’est que la dame de ces domaines va choisir un nouvel époux ; son premier est mort dans une terre lointaine. C’est ce que chacun dit, du moins. Sa mort nous afflige tous ; c’était un bon seigneur.

XXII

C’est de lui que je tiens ce petit moulin qui me fait vivre. Que la paix soit dans la tombe avec le baron ; il fut toujours généreux pour moi ; quand viendra la Saint-Martin, et que les meuniers prendront leur péage, le prêtre qui priera pour Moringer recevra une chape et une étole.

XXIII

Le noble Moringer commence à gravir le coteau. Bientôt, l’air triste et fatigué, il est près de la porte. – Venez, dit-il, à mon secours, ô vous saints habitants du ciel, qui êtes sensibles à la pitié ; faites-moi avoir accès dans mon château pour rompre ce funeste mariage.

XXIV

Il frappe à la porte, qui rend un son triste ; il appelle : sa voix a un accent douloureux et lent, car le chagrin affaisse son coeur, sa tête, sa voix et sa main. Le gouverneur du château se présente. Moringer lui dit : – Ami, allez apprendre à votre dame qu’un pèlerin venu de la terre de saint Thomas demande un jour d’hospitalité.

XXV

J’ai fait une longue route, mes forces sont presque épuisées ; si elle me ferme sa porte, je ne verrai pas le soleil de demain. Je demande la couche et l’aumône du pèlerin, au nom de saint Thomas, et pour l’âme de Moringer son époux jadis bien-aimé.

XXVI

Le gouverneur va trouver sa dame et lui dit : – Un pèlerin épuisé de fatigue est à la porte du château ; il demande l’hospitalité, et le don des pèlerins au nom de saint Thomas, et pour l’âme de Moringer votre noble époux.

XXVII

Le tendre coeur de la dame fut ému. – Ouvrez la porte, répondit-elle ; que le pèlerin soit le bienvenu au banquet et au lit qu’il demande ; et puisqu’il invoque le nom de mon époux, il aura s’il veut la permission d’habiter ce château pendant un an et un jour.

XXVIII

Le gouverneur ouvre la porte, le noble Moringer en a franchi le seuil : – Je te rends grâces, ciel compatissant, dit-il, puisque tout pécheur que je suis, tu as fait rentrer dans son château le véritable seigneur.

XXIX

Alors le noble Moringer entre dans la grand’salle d’un pas lent et mélancolique. Il est chagrin de voir que personne ne semble le reconnaître ; il s’assied sur un banc, accablé de douleur ; il n’y reste qu’un temps très court, qui lui paraît un siècle.

XXX

Le jour baisse, le banquet est terminé, l’heure approche où les nouveaux époux se rendront au lit nuptial. – La coutume de ce château, dit un des compagnons du fiancé, veut qu’aucun hôte ne reste parmi nous, à moins qu’il ne chante une chanson.

XXXI

Le jeune époux, assis auprès de sa dame, prend la parole : – Mes braves ménestrels, dit-il, laissez vos harpes ; notre hôte pèlerin doit chanter pour se conformer à l’ancienne coutume, et je le récompenserai de sa complaisance avec un beau vêtement et avec de l’or.

XXXII

Le pèlerin obéit.

– Les chants du vieillard glacé par les années ne respirent que la tristesse ; ni l’or ni les vêtements qu’on lui promet ne sauraient inspirer sa voix. Il fut un temps, joyeux fiancé, qu’assis à une table aussi riche que la tienne, j’avais à mon côté une épouse dont les charmes étaient aussi doux que ceux que tu vas posséder.

XXXIII

Mais le temps a gravé ses rides sur mon front, il a blanchi ma tête ; au lieu de mes cheveux bouclés et du teint fleuri de mon visage, il m’a laissé ces traits flétris et cette barbe grise ; jadis riche, aujourd’hui pauvre pèlerin, je suis à la fin du voyage de la vie, et je mêle à vos chants d’hyménée celui de la triste vieillesse.

XXXIV

La noble dame écoute ce lai mélancolique, et ses larmes coulent sur les malheurs du vieux pèlerin. Elle dit à son échanson de prendre une coupe d’or et de la porter au pauvre vieillard, afin qu’il la vide pour l’amour d’elle.

XXXV

Le noble Moringer laissa tomber au milieu du vin un anneau nuptial des plus riches et des plus brillants : ô vous, qui m’écoutez, je vous apprends que c’était le même anneau qu’il avait reçu de sa dame le jour de leur mariage.

XXXVI

Il dit ensuite à l’échanson : – Rends-moi un service, et si mes jours heureux reviennent, tu recevras une riche récompense ; rapporte cette coupe à cette fiancée si belle, et réclame de sa courtoisie qu’elle daigne boire au vieux pèlerin.

XXXVII

L’échanson était affable ; il ne lui refusa rien. Il reprend la coupe d’or et la porte à la fiancée.

– Madame, dit-il, votre hôte vénérable vous renvoie cette coupe, et réclame de votre courtoisie que vous daigniez boire au vieux pèlerin.

XXXVIII

L’anneau a frappé les yeux de la dame ; elle le regarde de plus près, et soudain on l’entend s’écrier : – Le noble Moringer est ici ! Vous l’auriez vue alors s’élancer de son siège toute baignée de larmes. Pleurait-elle de joie ou de regret ? c’est aux dames à nous le dire.

XXXIX

Mais sa bouche du moins exprime des actions de grâces, et remercie tous les saints qui ont ramené le noble Moringer avant l’heure de minuit. Elle s’écrie avec serment que jamais épouse ne fut aussi fidèle qu’elle, que jamais épouse ne fut aussi cruellement éprouvée.

XL

– Oui, dit-elle, je réclame ici la louange due aux épouses fidèles qui conservent sans reproche la foi qu’elles ont jurée ; comptez et recomptez cent fois ; – si vous comptez bien, sept ans et un jour seront écoulés quand l’heure de minuit sonnera.

XLI

Alors Marstetten se lève et tire son épée du fourreau, puis il va s’agenouiller devant Moringer, et jette son glaive à terre : – J’ai trahi mon serment et ma foi de chevalier, dit-il ; prends donc, mon souverain, l’épée de ton vassal, et fais tomber sa tête.

XLII

Le noble Moringer sourit, et répond : Il acquiert quelque sagesse celui qui a voyagé sept ans et un jour. Ma fille a aujourd’hui ses quinze printemps ; on la dit aimable et belle : je te la donne au lieu de la fiancée que tu perds, et je la reconnais pour mon héritière.

XLIII

Que le jeune fiancé accepte la jeune épouse, le pèlerin reprend la sienne, qui a tenu sa parole jusqu’au dernier moment. Mais grâces soient rendues au bon gouverneur du château, qui m’a ouvert la porte ; car si je n’étais venu que demain, je venais un jour trop tard.

Le roi du feu

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« Il porte avec lui les bénédictions des mauvais génies, qui sont des malédictions véritables. »

Conte oriental.

Cette ballade fut composée à la demande de M. Lewis pour être insérée dans ses Contes merveilleux. Elle est la troisième des quatre qui forment la série consacrée aux esprits élémentaires. Cependant l’apostasie du comte Albert est presque historique. On lit dans les Annales des croisades qu’un chevalier du Temple, appelé Saint-Alban, passa du côté des Sarrasins et défit les chrétiens dans plusieurs batailles, jusqu’à ce qu’il périt lui-même sous les murs de Jérusalem de la main de Baudouin.

_________

I

Vaillants chevaliers et belles dames, prêtez l’oreille aux accords de ma harpe ; je vais vous parler d’amour, de guerre et de prodiges ; peut-être, au milieu de votre bonheur, donnerez-vous un soupir à l’histoire du comte Albert [et] de la tendre Rosalie.

II

Voyez-vous ce château sur le roc escarpé ? Voyez-vous cette jeune beauté les larmes aux yeux ? Voyez-vous ce pèlerin qui revient de la Palestine ? Des coquillages ornent son chapeau ; il tient un bourdon à la main.

III

– Bon pèlerin, dis-moi, je t’en supplie, dis-moi quelles nouvelles tu apportes de la Terre-Sainte ? où en est la guerre sous les remparts de Solime ? que font nos guerriers, la fleur de notre noblesse ?

IV

– La victoire nous sourit sur les rives du Jourdain ; nous avons conquis Gilead, Nablous et Ramah. Le ciel daigne récompenser la foi de nos chevaliers au pied du mont Liban ; les païens fuient ; les chrétiens triomphent.

V

Une belle chaîne d’or était entrelacée dans les tresses de ses cheveux ; Rosalie la pose sur la tête blanche du vieux pèlerin : – Bon pèlerin, dit-elle, reçois cette chaîne pour prix des nouvelles que tu as apportées de la Terre-Sainte.

VI

Mais dis-moi, bon pèlerin, as-tu vu dans la Palestine le vaillant comte Albert ? Lorsque le croissant a pâli devant la croix victorieuse, le comte Albert n’était-il pas le premier des chrétiens au pied du mont Liban ?

VII

– Belle demoiselle, l’arbre se pare de verdure, le ruisseau promène ses eaux argentées dans le vallon, ce château brave les assaillants, et l’espérance nous flatte et nous séduit : mais, hélas ! belle demoiselle, tout ici-bas ne fleurit que pour mourir.

VIII

Le feuillage de l’arbre se flétrit, la foudre éclate et consume les murs des châteaux, le cristal limpide des fontaines se trouble, et l’espérance s’envole... Le comte Albert est prisonnier sur le mont Liban !

IX

Rosalie se procure un cheval rapide comme l’éclair ; elle s’arme d’une bonne et fidèle épée ; elle s’embarque pour la Palestine, résolue d’aller arracher le comte Albert à l’esclavage du soudan.

X

Hélas ! le comte Albert se souciait peu de Rosalie, le comte Albert tenait peu à sa foi et à son serment de chevalier. Une belle païenne avait conquis son coeur volage. C’était la fille du soudan qui régnait sur le mont Liban.

XI

– Brave chrétien, lui a-t-elle dit, veux-tu obtenir mon amour, tu dois faire tout ce que j’exigerai de toi. Adopte nos lois et notre culte, tel est le premier gage de tendresse que te demande Zuléma.

XII

Descends ensuite dans la caverne où brûle éternellement la flamme mystérieuse qu’adorent les Curdes ; tu y veilleras pendant trois nuits en gardant le silence : ce sera le second gage d’amour que recevra de toi Zuléma.

XIII

Enfin tu consacreras ton expérience et ta valeur à chasser de la Palestine les profanes chrétiens, j’accepterai alors le titre de ton épouse, car le comte Albert aura prouvé qu’il aime Zuléma.

XIV

Albert a jeté de côté son casque et son épée, dont la garde figurait une croix ; il a renoncé au titre de chevalier, et a renié son Dieu, séduit par la beauté de la fille du mont Liban ; il a pris le cafetan vert, et paré son front du turban.

XV

Dès que la nuit arrive, il descend dans le caveau souterrain dont cinquante grilles et cinquante portes de fer défendent l’accès. Il veille jusqu’au retour de l’aurore, mais il ne voit rien si ce n’est la lueur de la flamme qui brûle sur l’autel de pierre.

XVI

La princesse s’étonne, le soudan partage sa surprise ; les prêtres murmurent en regardant Albert ; ils cherchent dans ses vêtements, et y trouvent un rosaire, qu’ils lui arrachent et jettent aussitôt.

XVII

Il redescend dans la caverne, et y veille toute la nuit en écoutant le sifflement lointain des vents ; mais rien d’extraordinaire ne frappe son oreille ou sa vue ; la flamme continue à brûler sur l’autel solitaire.

XVIII

Les prêtres murmurent ; le soudan s’étonne de plus en plus pendant qu’ils chantent leurs airs magiques. On cherche encore sous les vêtements d’Albert, et l’on trouve sur son sein le signe de la croix qu’y avait imprimé son père.

XIX

Les prêtres s’efforcent de l’effacer, et y parviennent avec peine ; l’apostat retourne dans l’antre mystérieux ; mais en descendant il croit entendre quelqu’un qui lui parle à l’oreille : c’était son bon ange qui lui disait adieu.

XX

Ses cheveux se hérissent sur sa tête, son coeur s’émeut et s’agite ; il recule cinq pas, hésitant de poursuivre sa route ; mais son coeur était endurci... et bientôt le souvenir de la fille du mont Liban étouffe tous ses remords.

XXI

À peine a-t-il dépassé le premier arceau de cette voûte souterraine que les vents soufflent des quatre points du ciel ; les portes de fer s’ébranlent et gémissent sur leurs gonds ; le redoutable roi du feu arrive sur l’aile de l’ouragan.

XXII

La caverne tremble à son approche, la flamme s’élève avec un nouvel éclat ; les explosions volcaniques des montagnes proclament la présence du roi du feu.

XXIII

L’oeil ne peut mesurer sa taille ni distinguer sa forme ; le tonnerre est son souffle, l’orage est sa voix : ah ! sans doute le coeur vaillant du comte Albert s’émut en voyant le roi des flammes environné de toutes ses terreurs.

XXIV

Sa main tenait une large épée brillant d’une lueur bleuâtre à travers la fumée ; le mont Liban tressaillit en entendant parler le monarque : – Avec cette épée, dit-il au comte, tu vaincras jusqu’au jour où tu invoqueras la Vierge et la croix.

XXV

Une main à demi voilée par un nuage lui remet le fer enchanté que l’infidèle reçoit en fléchissant les genoux. La foudre gronde dans le lointain, la flamme pâlit au moment où le fantôme se retire sur l’ouragan.

XXVI

Le comte Albert se réunit aux guerriers païens : son coeur est perfide ; mais son bras est tout-puissant. La croix cède, et le croissant triomphe depuis le jour où le comte a embrassé la cause des ennemis du Christ.

XXVII

Depuis les cèdres du Liban jusqu’aux rives du Jourdain les sables de Samaar furent inondés du sang des braves ; enfin les chevaliers du Temple et les chevaliers de Saint-Jean vinrent avec le roi de Salem secourir les soldats de la croix.

XXVIII

Les cymbales résonnent, les clairons leur répondent ; les lances sont en arrêt ; les deux armées en viennent aux mains. Le comte Albert renverse chevaux et cavaliers, et perce les rangs des chrétiens pour rencontrer le roi Baudouin.

XXIX

Le bouclier orné d’une croix rouge eût été une vaine défense pour le roi chrétien contre l’épée magique du comte Albert ; mais un page se précipite entre les deux adversaires, et fend le turban du fier renégat.

XXX

Le coup fut si violent que le comte fléchit la tête jusque sur le pommeau de sa selle, comme s’il eût rendu hommage au bouclier du croisé, et il laissa involontairement échapper ces mots : Bonne grâce, Notre-Dame !

XXXI

L’épée enchantée a perdu toute sa vertu ; elle abandonne la main du comte, et disparaît à jamais ; – il en est qui prétendent qu’un éclair la reporta au redoutable monarque du feu.

XXXII

Le comte grince les dents ; il étend sa main armée du gantelet, et d’un revers il jette le jeune téméraire sur le sable. Le casque brisé du page laisse voir en roulant ses yeux bleus et les boucles d’or de sa chevelure.

XXXIII

Le comte Albert reconnaît avec horreur ces yeux éteints et ces cheveux souillés de sang. Mais déjà les Templiers accourent semblables au torrent de Cédron, et le fer de leurs longues lances immole les soldats musulmans.

XXXIV

Les Sarrasins, les Curdes et les Ismaélites reculent devant ces religieux guerriers ; les vautours se rassasièrent des cadavres de ces infidèles depuis les sources de Bethsaida jusqu’aux collines de Nephtali.

XXXV

La bataille est terminée sur la plaine de Bethsaida... Quel est ce païen étendu parmi les morts ? quel est ce page immobile à ses pieds ?... C’est le comte Albert et la belle Rosalie.

XXXVI

La jeune chrétienne fut ensevelie dans l’enceinte sacrée de Salem ; le comte fut abandonné aux vautours et aux chacals. Notre-Dame prit en merci l’âme de Rosalie, celle d’Albert fut portée par l’ouragan au roi des flammes.

XXXVII

Le ménestrel chantait ainsi sur sa harpe le triomphe de la croix et la défaite du croissant. Les seigneurs et les dames soupirèrent au milieu de leur gaieté, en entendant l’histoire du comte Albert et de la belle Rosalie.

Walter Scott

Ballades et poèmes

La Dame du lac + Sir Tristrem + Le Champ de bataille de Waterloo + Le Lai du dernier ménestrel + Marmion, ou la bataille de Flodden-Field + Harold l’Indomptable etc.
e-artnow, 2019
Contact: info@e-artnow.org
ISBN  978-80-273-0271-0

Table des matières


Le moine de Saint-Benoît
Le roi du feu
Le noble Moringer
Les Chants de ménestrels de la frontière écossaise (The Minstrelsy of the Scottish Border):
Glenfinlas ou le Coronach de Lord Ronald
La Veille de la Saint Jean
Le Chateau de Cadyow
Thomas le rimeur
Sir Tristrem
Le Lai du dernier ménestrel (The Lay of the Last Minstrel)
Marmion, ou la bataille de Flodden-Field
La Dame du lac (The Lady of the Lake)
Les Fiançailles de Triermain (The Bridal of Triermain)
Rokeby
Le Champ de bataille de Waterloo (The Field of Waterloo)
Le Lord des îles (The Lord of the Isles)
Harold l’Indomptable (Harold the Dauntless)

Glenfinlas ou le Coronach de Lord Ronald

Table des matières

Cette ballade est fondée sur la tradition suivante :

Deux chasseurs des montagnes d’Ecosse passaient la nuit dans un bathy (1) solitaire. Ils découpaient joyeusement leur gibier, et se versaient à grands flots la liqueur appelée whisky. L’un d’eux exprima le désir d’avoir deux jolies filles pour compléter la partie. Il avait à peine dit ces paroles que deux femmes habillées de vert, jeunes et belles, entrèrent dans la hutte en dansant et en chantant. Celui qui avait parlé fut séduit par la sirène qui s’attacha à lui de préférence, et il la suivit. Son compagnon demeura, se méfiant de ces belles enchanteresses, et il se mit à chanter des hymnes à la Vierge, en s’accompagnant de sa cythare. Le jour revint enfin, et la séductrice disparut. Ne voyant point retourner son ami, le chasseur alla le chercher dans la forêt, et ne trouva plus que ses ossemens. Il avait été dévoré par le démon qui l’avait fait tomber dans le piège. Le lieu témoin de cet événement s’appelle depuis ce temps-là le Vallon des femmes vertes.

Glenfinlas est une forêt dans les Highlands du Perthshire ; elle faisait autrefois partie du domaine de la couronne, et appartient aujourd’hui au comte de Moray. Cette contrée, avec le canton adjacent de Balquidder, fut jadis habitée surtout par les Mac-Grégor. A l’ouest de la forêt de Glenfinlas est le Loch-Katrine, et son entrée romantique appelée Troshachs. Le Teith passe à Callender, au château de Donne, et se jette dans le Forth, près de Stirling. Le défilé de Lenny est immédiatement au-dessus de Callender, et conduit aux Highlands. Glenartney est une forêt près de Benvoirlich. L’ensemble de ces sites forme un tableau digne du spectacle sublime des Alpes.

« Les habitans invisibles de l’air obéissent à leurs

« voix et accourent à leurs signes. Ils connaissent les

« esprits qui préparent les tempêtes, et, immobiles

« de stupeur, ils contemplent les secrètes opérations

« des fantômes. »

O Hone a rié ! ô Hone a rié ! Hélas, plaignons le Chef ! L’orgueil des enfans d’Albyn n’est plus ; l’arbre superbe de Glenartney couvre la terre de son tronc renversé ; nous ne verrons plus lord Ronald.

O toi, noble fils du grand Mac-Gillianore, tu n’as jamais tremblé devant un ennemi ! Quelle claymore pouvait se comparer à la tienne ? Qui put jamais éviter ta flèche rapide ?

Les veuves saxonnes sauront dire comment les plus hardis guerriers des plaines firent retentir de leur chute le rivage sonore du Teith, lorsque tu fondis sur eux du défilé de Lenny.

Mais qui oubliera ces jours de fête où l’on voyait briller sur la colline le beltane de lord Ronald ; à la clarté de la flamme, les jeunes filles des montagnes et leurs amans dansaient gaiement.

Animés par la lyre de Ronald, les vieillards eux-mêmes oubliaient leurs cheveux blancs ! Hélas ! aujourd’hui nous chantons l’hymne funèbre ! Nous ne reverrons plus lord Ronald.

Un Chef d’une île éloignée vint partager les plaisirs du château de Ronald, et chasser avec lui la bête fauve qui bondit sur les coteaux escarpés d’Albyn.

C’était Moy, que l’esprit prophétique du Seer éclaira dans l’île de Colomba, où, brillant du feu des ménestrels, il réveillait l’harmonie de sa harpe.

Il connaissait maintes paroles magiques qui font trembler les Esprits errans, et ces airs puissans qui n’étaient point faits pour les oreilles des mortels.

Car on dit que ces prophètes ont des entretiens mystérieux avec les morts, et voient souvent d’avance le fatal linceul qui doit envelopper un jour ceux qui vivent encore.

Or, il advint qu’un jour les deux Chefs avaient été ensemble harceler le chevreuil dans ses repaires. Ils étaient loin de leur demeure, et parcouraient les taillis épais de Glenfinlas.

Aucun vassal ne les suit pour les aider dans leur chasse, les défendre dans le péril, ou préparer leurs repas. Le simple plaid des Highlands couvre les deux Chefs ; leurs fidèles claymores sont leurs seuls gardiens.

Pendant trois jours leurs flèches sifflantes volèrent à travers les taillis du vallon ; et quand l'humidité du soir les ramenait dans leur hutte, ils y portaient leur gibier.

La cabane solitaire était élevée dans le lieu le plus reculé de la forêt de Glenfinlas, auprès du sombre ruisseau de Moneira, qui murmure à travers cette solitude.

La nuit était belle, l'horizon calme depuis trois jours, et une rosée bienfaisante répandait la fraîcheur sur la bruyère et sur les rochers tapissés de mousse.

La lune à demi voilée sous les flocons d’un nuage d’argent laissait tomber ses douteuses et tremblantes clartés sur les ondes du lac de Katrine, et semblait dormir sur le front du Benledi.

Renfermés dans leur hutte, les deux Chefs font un repas de chasseurs et d’amis ; le plaisir anime les yeux de Ronald, et il porte maintes santés à Moy :

— Que nous manque-t-il pour compléter notre bonheur et répondre aux douces émotions qui nous font palpiter ?…… le baiser d’une jeune et facile. beauté, son sein palpitant et ses regards humides.

Les deux beautés de nos montagnes, les filles du fier Glengyle, ont quitté ce matin le château de leur père pour chasser le daim dans la forêt.

J’ai long-temps cherché à intéresser le cœur de Mary : elle a vu couler mes larmes, elle a entendu mes soupirs. Tous les artifices de l’amant ont échoué contre la vigilance d’une sœur.

Mais tu pourrais, cher Moy, pendant que je m’écarterais avec Mary, apprendre à cette gardienne sévère qu’elle doit cesser de veiller sur le cœur des autres, et que c’est déjà assez pour elle de veiller sur le sien.

Pince seulement ta harpe : tu verras bientôt l’aimable Flore de Glengyle, oubliant sa sœur et Ronald, rester en extase devant toi, l’œil humide et le sourire sur les lèvres.

Ou si elle consent à écouter un conte d’amour sous l’abri du feuillage, dis-moi, chasseur au front sévère, la règle du bon saint Oran ne sera-t-elle pas violée ?

— Depuis le combat d’Enrick, depuis la mort de Morna, répond Moy, mon cœur a cessé de répondre par ses transports aux doux baisers, au sein haletant et au sourire de la beauté !

C’est depuis lors que, chantant mes regrets sur ma harp e dans la triste bruyère qui vit périr celle qui était ma gloire et mon amour, je reçus le don fatal de prophétie.

La dernière preuve que le ciel m’envoya de sa colère, ce fut ce pouvoir de pressentir les malheurs futurs, qui éteint en mon cœur toute lueur d’espérance par des visions lugubres et des sons de douleur.

Te souvient-il de cet esquif qui partait gaiement cet été de la baie d’Oban ?... Je le voyais déjà échoué et brisé contre les côtes rocailleuses de Colonsay.

Fergus aussi….. le fils de ta sœur... tu l’as vu partir comme en triomphe des flancs escarpés du Bemmore, marchant à la tête des siens contre le seigneur de Downe.

Tu n’as vu que les plis flottans de leurs tartans pendant qu’ils descendaient les hauteurs de Benvoirlich ; tu n’as entendu que le pibroch (2) guerrier mêlé au choc des boucliers sonores des Highlands.

Moi j’entendais déjà les gémissemens, je voyais couler les larmes, et Fergus percé d’une blessure mortelle, en se précipitant sur les lances des Saxons à la tête de son clan au choc irrésistible.

Et toi qui m’invites au bonheur et au plaisir ; toi qui voudrais me faire partager ta joie et appeler le baiser d’une femme, mon cœur, cher Ronald, gémit sur ta destinée.

Je vois la sueur de la mort glacer ton front ; j’entends les cris de ton Esprit protecteur ; je vois ton cadavre….. c’est tout ce qu’il est donné au prophète de voir.

— Prophète de malheur, livre-toi seul à tes rêveries funèbres, répond lord Bonald : faut-il donc fermer les yeux aux clartés passagères de la joie parce que l’orage peut gronder demain !

Vraies ou fausses, tes prédictions n’inspireront jamais la crainte au chef de Clangillian ; les transports de l’amour feront bondir son cœur, quoiqu’il soit condamné à sentir l’atteinte de la lance saxonne.

Tu crois entendre les brodequins de Mary fouler la rosée du gazon : elle m’appelle dans le bois.

Il ne dit point adieu à son ami : il appelle ses limiers et sort gaiement de la hutte.

Au bout d’une heure ses limiers reviennent : ces compagnons fidèles du chasseur accourent en faisant retentir les airs de leurs tristes gémissemens. Ils s’étendent aux pieds du prophète.

Point de Ronald encore ! il est minuit. Moy est agité par de noirs présages, pendant que, penché sur la flamme mourante, il entretient le feu à demi éteint de la cabane.

Soudain les limiers redressent leurs oreilles ; soudain leurs hurlemens ont cessé : ils se pressent autour de Moy, et expriment leur terreur par le tremblement de leurs membres et leur murmure étouffé.

La porte s’ouvre doucement : les cordes de la harpe vibrent d’elles-mêmes et répondent par un son à chaque pas léger qui presse le sol.

Le ménestrel voit à la lueur du feu une femme brillante de beauté, en costume de chasse, et dont la robe verte trempée de rosée dessine les contours gracieux de son corps.

Son front semble glacé ; elle découvre l’ivoire arrondi de son sein, en se penchant vers la flamme vacillante pour tordre les tresses humides de sa chevelure.

Elle rougit comme une vierge timide, et dit avec douceur : — Aimable ménestrel, n’as-tu pas rencontré dans la clairière de Glenfinlas une jeune chasseresse en robe verte ?

Avec elle est un vaillant Chef de nos montagnes. Ses épaules sont chargées du carquois du chasseur ; une dague écossaise orne sa ceinture ; son tartan flotte au gré de la brise.

— Et qui es-tu ? quels sont ceux que tu cherches ? reprit Moy en la regardant d’un œil effaré. Pourquoi erres-tu ainsi au clair de la lune dans la forêt de Glenfinlas ?

— Le château de notre père projette son ombre sur le lac profond de Katrine qui entoure mainte île de ses flots azurés. Nous sommes les filles du fier Glengyle.

Parties ce matin pour venir chasser le chevreuil dans la foret de Glenfinlas, le hasard nous a fait rencontrer le fils du grand Mac-Gillianore.

Aide-moi donc à chercher ma sœur et le lord Bonald, égarés sans doute dans le bois. Je n’ose me hasarder seule dans des sentiers où l’on trouve, dit-on, des fantômes cruels.

— Oui, dit le ménestrel, il est en effet des fantômes à redouter : je dois accomplir mon vœu et achever ici la prière nocturne que j’ai juré de prononcer pendant le sommeil des autres hommes.

— Ah ! daigne d’abord, au nom de la douce pitié, guider une chasseresse solitaire ! il faut que je traverse le bois et que je revoie avant le jour le château de mon père.

— J’y consens ; mais répète avec, moi trois Ave et trois Pater ; baise la sainte croix, et alors nous pourrons poursuivre notre route en sûreté.

— Honte à un chevalier tel que toi ! Va te couvrir la tête du froc d’un moine : cet ornement convient à ton vœu étrange !

Jadis, dans le château de Dunlathmon, ton cœur ne fut point de glace pour l’amour et le bonheur ; alors ta lyre harmonieuse chantait les appas séduisans de Morna, et tu aurais tout fait pour un de ses sourires.

Les yeux du ménestrel étincelèrent, exprimant tour à tour la colère et l’effroi. Ses noirs cheveux se hérissèrent sur sa tête, et son teint changea plusieurs fois de couleur.

— Et toi, dit-il, pendant que je chantais Morna et l’amour auprès du foyer de Dunlathmon, planais-tu sur la sombre fumée du foyer ou sur l’aile de l’orage ?

Non, non, tu n’es point d’une race mortelle ni la fille du vieux Glengyle ; ta mère fut la fée des torrens, tort père le roi des mines.

Bloy répéta trois fois l’antienne de saint Oran, et trois fois encore la puissante prière de saint Fillan. Il se tourna ensuite vers l’horizon oriental et secoua sa chevelure noire.

Puis, penché sur sa harpe, il en tira les accords les plus séduisans ; l’écho surpris répète cette harmonie mystérieuse et magique qui se marie au murmure des vents.

L’Esprit irrité change de forme, et sa taille devient gigantesque ; puis, se mêlant soudain à l’orage qui commence à gronder, il disparaît après avoir poussé un cri lamentable.

Les nuages crèvent, la grêle et l’ouragan assiègent la hutte, la brisent, et couvrent la terre de ses débris ; mais le ménestrel n’eut pas un seul de ses cheveux soulevé par le vent ou mouillé par la pluie.

De bruyans éclats de rire se mêlent aux mugissemens de l’orage ; le ménestrel les entend au-dessus de sa tête ; mais déjà ils expirent du côté du nord.

La voix du tonnerre ébranle la forêt au moment où ces cris surnaturels cessent, et une pluie de sang vient éteindre les tisons à demi consumés.

Le ménestrel voit tomber un bras dont la main tenait une épée, et puis une tête séparée du tronc : il en ruisselle un sang encore tiède.

Le cimier de Benmore a souvent orné cette tête dans les combats ; cette main a frappé de terribles coups, lorsque le sang des Saxons teignit de pourpre les ondes du Teith.

Malheur aux sombres ruisseaux de Moneira ! Malheur au funeste vallon de Glenfinlas ! Jamais le fils des montagnes d’Albyn n’y viendra vider son carquois.

Le pèlerin fatigué évitera même cet ombrage à l’heure brûlante du midi : il craindrait d’être la proie des cruelles fées de Glenfinlas.

Pour nous, c’en est fait ! nous ne trouverons plus un asile derrière le bouclier du chef de Glangillian ; il ne guidera plus nos guerriers au combat ; et nous sommes condamnés à chanter son hymne funèbre.

Hélas ! plaignons un Chef valeureux ; l’orgueil des enfans d’Albyn n’est plus. L’arbre superbe de Glenartney couvre la terre de son tronc renversé. Nous ne verrons plus lord Ronald.

NOTES.

NOTE 1. — Paragraphe III. — Les veuves saxonnes.

Les Saxons ou Sassenachs dont il est ici question sont les habitans des plaines, Lowlanders, appelés ainsi par leurs voisins des montagnes (the Highlanders).

NOTE 2. — Paragraphe IV. — A la clarté de la flamme.

Les Highlanders allument des feux sur les hauteurs le premier jour du mois de mai. C’est un usage qui vient des temps du paganisme, et qu’on retrouve aussi dans la principauté de Galles.

NOTE 3. — Paragraphe VII. — Doué de l’esprit prophétique.

C’est ce qu’on appelle en anglais la seconde vue (the second sight). On ne peut que répéter la définition qu’en donne le docteur Johnson, qui l’appelle « une impression de l’esprit sur l’œil ou de l’œil sur l’esprit, par le moyen de laquelle les événemens éloignés et futurs sont perçus et vus comme s’ils étaient présens. » J’ajouterai seulement que les apparitions de fantômes présagent ordinairement des malheurs, que cette faculté est pénible pour ceux qui en sont doués, et qu’ils ne l’acquièrent généralement que lorsqu’ils sont eux-mêmes sous l’influence d’un tempérament mélancolique.

NOTE 4. — Paragraphe XXII. — La règle du bon saint Oran.

Saint Oran était l’ami et l’acolyte de saint Columba, et il fut enterré à Icolmkill. Ses droits à la canonisation sont un peu douteux. Selon la légende, il consentit à être enterré tout vivant pour rendre propices certains démons indigènes qui s’opposaient aux pieux desseins de saint Columba, et s’obstinaient à l’empêcher de bâtir une chapelle.

Au bout de trois jours, Columba fit exhumer le corps de son ami. Saint Oran, au grand scandale des spectateurs, déclara qu’il n’y avait ni Dieu, ni jugement dernier, ni enfer, ni paradis. Il allait sans doute faire des révélations encore plus singulières ; mais Columba ne lui en donna pas le temps, et le fit au plus vite réenterrer. La chapelle et le cimetière conservèrent cependant le nom de Reilig Ouran ; et en mémoire du rigide célibat qu’avait gardé le saint, aucune femme ne pouvait y venir prier ni s’y faire enterrer. C’est à ce régime de continence crue le paragraphe XXII fait allusion.