Couverture

Edgar Wallace

“LE 55” UN OUTSIDER DU DERBY

© Librorium Editions 2019

Tous Droits Réservés

CHAPITRE PREMIER

La jeune fille entraîneur Stella Barrington arriva à un bon galop par la trouée du « Pendu » et, s’avançant à travers le bosquet de mélèzes, arrêta son cheval au pied de la route en pente raide qui menait aux dunes de Fenton. Quel que soit le temps, il y a toujours au-dessus des collines du Sussex un amas de cumulus qui vient donner du relief au ciel, ce ciel bleu profond de juin tant aimé des paysagistes.

Au-dessous d’elle, dans la vallée, les blés se doraient au soleil. Autour d’elle, s’étageaient les pentes verdoyantes des collines, balafrées de blanc çà et là, aux endroits où les anciennes carrières avaient déchiré leurs flancs, tachées d’améthyste par les buissons de rhododendrons fleuris.

Elle était assise toute droite sur son cheval et ses pieds pendaient nonchalamment hors des étriers tandis qu’il ralentissait son allure sur la route. L’esprit ailleurs, elle ne voyait pas les comédies et les drames de ces collines qui, d’habitude, la fascinaient.

Un épervier marron se laissa tomber dans l’herbe presque sous les pieds de son cheval ; il poussa un léger cri, puis s’envola d’un vol pesant, emportant quelque chose qui s’agitait entre ses serres ; un lapin traversa la route en courant poursuivi par un chien, le vieux cheval pointa les oreilles mais poursuivit son chemin, et la jeune fille ne vit ni le chasseur ni sa proie.

Puis elle atteignit le plateau et chaussant ses étriers mit son cheval au galop, le dirigeant vers un groupe de quatre cavaliers qui promenaient leurs chevaux au pas sur un grand cercle. Trois des chevaux étaient montés par des garçons d’écurie ; le quatrième, plus rustique, était monté par un jeune homme auquel son nez allongé, ses petits yeux et sa façon de rejeter la tête en arrière lorsqu’il parlait donnaient une curieuse apparence de rat. Stella le salua d’une brève inclinaison de tête.

« Jebson, emmenez les chevaux au poteau des mille mètres, faites-les partir et ramenez-les à un train de course.

– Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, que vous surmenez les chevaux, dit Jebson. M. Baldwin ne leur aurait donné qu’un galop demi-train aujourd’hui.

– Ce que M. Baldwin faisait et ce que je veux faire, ça fait deux…, » dit la jeune fille sèchement.

Le jeune homme fronça les sourcils.

« M. Baldwin est un des meilleurs entraîneurs de la région, répondit-il.

– Je vous l’ai déjà entendu dire, dit Stella. Maintenant, faites-moi le plaisir de faire ce que je vous dis. »

Et aux garçons d’écurie :

« Allez au poteau des mille mètres, et vous, Higgins, faites donner à « 55 » tout ce qu’il peut donner. C’est compris ?

– Oui, mademoiselle, » dit le jockey et il s’éloigna au petit galop à travers les collines.

Jebson hésita un moment.

« Ces chevaux vont tomber malades, et je serai la fable de toutes les écuries d’Angleterre ; ils sont surentraînés à l’heure actuelle. « 55 » n’a plus que les jambes et les côtes. Un premier lad a bien le droit de donner son avis. »

Elle amena son cheval près de lui avec une secousse qui le fit se cabrer.

« Jebson, lui dit-elle rageusement, vous m’avez déjà suffisamment donné votre avis ; vous n’avez aucune confiance dans ces chevaux ni dans l’écurie, et vous pouvez retourner chez M. Baldwin aussitôt que vous voudrez.

– Alors tout de suite, s’écria Jebson. Il est indigne de moi de rester dans une petite écurie comme la vôtre. De plus, qu’est-ce qu’une jeune fille peut savoir du métier d’entraîneur ? »

Stella ne répondit pas et ne tourna même pas la tête lorsque le lad congédié s’éloigna lentement.

Ses yeux étaient fixés sur les chevaux qui s’approchaient du poteau de départ du terrain d’entraînement.

Les lads alignaient leurs chevaux. Chronomètre en main, elle agita son mouchoir. Les trois chevaux partirent ensemble et passèrent comme un éclair devant elle ; l’alezan avait une demi-longueur d’avance ; elle stoppa l’aiguille de son chronomètre et regarda : « Cinquante-neuf secondes ! » dit-elle avec un soupir de satisfaction.

Elle s’élança pour rattraper les cavaliers qui ne purent ralentir le galop de leurs montures qu’au bout de quatre cents mètres.

« Ramenez-les aux écuries, Higgins, dit-elle, je vais aller voir « 55 » ; Jebson nous a quittés. »

Les trois faces grimaçantes qui la regardaient ne manifestèrent aucun signe de regret, car Jebson était assez brutal et se servait trop facilement de sa cravache.

En redescendant tranquillement les collines, Stella aperçut la tête du premier lad émergeant des taillis épais qui menaient à Foyntingwell. Elle fut surprise de constater qu’il avait pris un raccourci de la route sud, qui l’éloignait de Fenton-Manor.

Mais à peine était-elle arrivée sur la grand-route qu’un autre incident vint retenir son attention. À un tournant de la route elle vit apparaître un homme qui courait. Malgré la distance elle devina que c’était un chemineau, car il était sans veston et ses vêtements paraissaient en désordre. Bientôt après lui surgirent trois hommes lancés à sa poursuite. Elle arrêta son cheval et regarda.

Le fugitif se rapprocha. Il était nu-tête, habillé d’une chemise et d’un pantalon. Il était jeune et d’allure décidément moins vulgaire que ses poursuivants. L’un de ces derniers se baissa, ramassa une pierre et l’envoya à la tête du fugitif, qui ne se retourna même pas. Il aperçut Stella et traversant la route vint à elle.

« Prêtez-moi votre cravache ! » lui dit-il d’un ton impérieux. Sans réfléchir, elle lui tendit sa cravache.

« Merci. »

Il la lui arracha presque et se retourna. Ses poursuivants s’arrêtèrent et parurent indécis ; puis elle les vit se baisser pour ramasser des pierres. Avant qu’ils eussent pu mettre leur plan à exécution, l’homme était sur eux : la cravache siffla, il y eut un craquement et un hurlement. Puis la poignée de corne se releva ; les coups tombèrent à droite et à gauche et les poursuivants se dispersèrent en courant à travers champs.

CHAPITRE II

LE NOUVEAU PREMIER LAD

Stella entendit un éclat de rire et l’homme revint vers elle, lui tendant la cravache.

« Je regrette beaucoup de vous avoir importunée, je vous assure. C’était une rencontre tout à fait inattendue. Je les avais laissés sur la route de Cambridge, et je pensais ne jamais les revoir. »

Il avait une voix agréable, d’homme bien élevé. Cependant ses vêtements, pantalon sale, souliers éculés et chemise en lambeaux, ouverte sur un cou bronzé, étaient ceux d’un chemineau. Il aurait été beau garçon en dépit de sa barbe non rasée, s’il n’avait eu un œil poché et une lèvre enflée. La voyant examiner curieusement ces traces évidentes de bataille, il expliqua : « Je me suis battu avec deux d’entre eux à Cambridge. Ils m’ont volé ma chemise ; celle-ci – il montrait le vêtement peu honorable qu’il portait – appartient au gros. Je l’ai boxé jusqu’à ce qu’il la retire, et il m’a fallu un jour entier pour la laver. »

Tout en parlant, il fourrageait dans ses poches et finit par en tirer une cigarette un peu molle et une boîte d’allumettes. Il tapota le bout de la cigarette pour tasser le tabac et l’alluma. Elle l’observait, amusée.

« Êtes-vous sur le trimard ? » demanda-t-elle, employant le terme en usage chez les chemineaux.

Il la regarda, puis répondit :

« Actuellement, dit-il, je devrais être dans le fossé, si vous n’aviez pas été là ! Vous voulez dire que je suis un chemineau ? En effet. »

Son œil valide lui souriait. Elle n’avait jamais rencontré auparavant un chemineau parlant d’un ton aussi assuré.

« Vous parlez comme un gentleman, avez-vous fait la guerre ? »

Il acquiesça.

« Comme officier ? »

Il acquiesça de nouveau et elle fronça les sourcils.

« C’est triste de voir des gens comme vous sur le trimard, mais je sais combien la vie est dure en ce moment.

– Avez-vous l’heure ? » l’interrompit-il. Elle regarda sa montre à son poignet.

« Il est dix heures, » dit-elle. Il respira profondément.

« J’ai encore quatre heures devant moi, dit-il, je regrette de vous avoir interrompue. Oui, il y a beaucoup de braves gens sur les routes, mais ne vous apitoyez pas sur mon cas. J’aime beaucoup cette vie-là.

– D’où venez-vous ? demanda-t-elle.

– D’Édimbourg, fut la réponse immédiate. J’en suis parti mardi dernier. »

Elle soupira :

« Vous êtes venu à pied ? »

Il hocha la tête encore une fois et elle vit un éclair amusé luire dans ses yeux.

« On m’appelle Willie le marcheur ; toute la confrérie me connaît sous ce nom-là. Le plus cocasse est qu’ils sont tombés juste, car mon vrai nom est William pour ma vieille tante et Billy pour mes amis. »

Cependant, il l’admirait et se demandait qui elle était. Sa beauté, sa grâce et son maintien l’avaient surpris. Il n’avait jamais vu une femme se tenir à cheval aussi gracieusement qu’elle. De son côté. Stella réfléchissait.

« Allez-vous à Crayleigh ? » demanda-t-elle enfin.

Crayleigh était le château de Lord Fontwell, providence des anciens soldats pauvres.

« Oui-i, » répliqua-t-il. Elle comprit.

« Lord Fontwell est très bon pour les anciens combattants, dit-elle… Est-ce que vous vous y connaissez en chevaux ?

– Tout ce qu’il y a de bien, répliqua Willie le marcheur avec peu de modestie.

– J’ai besoin d’un premier lad, dit-elle après une brève hésitation. J’entraîne quelques chevaux de course et mon premier lad vient de me quitter. Je crains que le salaire ne soit minime, mais je pourrais vous loger confortablement. »

Il se dandina d’un air embarrassé.

« J’accepte, dit-il enfin. Merci, mademoiselle…

– Barrington, » dit-elle. Elle regrettait déjà son offre impulsive. Que dirait tante Élisa ?

« Venez, » dit-elle. Elle tourna son cheval dans la direction de Fenton-Manor. Bill marcha à ses côtés en fumant, s’arrêtant de temps à autre pour rire.

« Pourquoi riez-vous, William ? demanda-t-elle lorsqu’ils passèrent sous le porche de l’allée qui menait aux écuries.

– Bill, appelez-moi Bill, demanda le chemineau, ne soyez pas une tante autoritaire, mademoiselle Barrington !

– Ne parlez pas de tante autoritaire, dit Stella d’un air un peu farouche. Dans quelques secondes il va falloir que j’affronte la mienne. »

À sa fenêtre ouverte, tante Élisa venait de voir passer un poulain alezan aux allures délicates de femme du monde, monté par un petit boy.

« Les chevaux et les paris ! » dit tante Élisa avec un reniflement de dépit, tout en continuant à manier son balai.

C’était une petite femme, maigre et nerveuse. Sa chambre était très propre et son balai ne lui servait qu’à manifester sa mauvaise humeur.

Fenton-Manor était une vieille ferme cinq fois centenaire qu’on avait décrassée, époussetée et frottée jusqu’à donner à ses parquets l’aspect du vernis ; les cuivres anciens, les bassinoires qui décoraient la cheminée, les murs de chêne et les poutres du salon étaient des miroirs étincelants qui capturaient et reflétaient le moindre rayon de lumière.

Stella Barrington, inquiète et se sentant coupable, examinait sa tante par la porte ouverte. Elle traversa lentement la chambre et repoussa de son front sa toque de velours d’un geste mal assuré.

« Ma petite tante, dit-elle, j’ai renvoyé Jebson. Elle rougit… Et j’ai arrêté quelqu’un d’autre pour prendre sa place… Le voici ! » Elle le désigna à travers la fenêtre ouverte.

Tante Élisa fixa ses lunettes, regarda dans le jardin et soupira :

« Mon Dieu ! dit-elle. Mais… Mais c’est un chemineau ! Regarde son œil ! Stella, tu es absolument folle ! Nous serons tous assassinés dans nos lits ! »

Stella sourit :

« C’est un gentleman, dit-elle, un officier qui a fait la guerre et qui s’y connaît en chevaux. »

Tante Élisa tourna son visage assombri vers la jeune fille.

« Voilà où les chevaux de course et les paris te mènent, » dit-elle d’un air de mauvais augure.

CHAPITRE III

POURQUOI STELLA PARIAIT

Le soleil était à peine levé lorsqu’un coup violent fut frappé à la porte de la jolie petite chambre où Willie le marcheur dormait.

« Il est temps de se lever, Bill, » dit une voix tremblotante.

Bill s’assit dans son lit et regarda la pièce dont le confort et l’agrément l’avaient surpris. Il ne savait pas que l’après-midi précédent tante Élisa bougonnante et Stella enfiévrée l’avaient nettoyée et y avaient apporté des meubles provenant de la maison.

« Pour un chemineau, disait tante Élisa, tu es folle !

– C’est un gentleman – ou il l’a été. Je ne peux pas le laisser vivre dans une porcherie, » disait Stella.

On frappa de nouveau à la porte.

« Il est temps de se lever, Bill. »

Bill sauta hors du lit et ouvrit la porte.

Le vieux palefrenier, la figure ridée, le corps voûté, attendait sur le seuil.

« C’est bien, mon vieux, je vous rejoins dans un petit moment, dit Bill.

– Mademoiselle a dit que si vous vouliez un bain, vous pouviez vous servir de la salle de bains des garçons ; mais vous ne voulez pas de bain, n’est-ce pas, Bill ? Vous avez l’air propre et en bonne santé et ce n’est que mardi.

– Je prendrai un bain, mon vieux, dit Bill. Je sais bien que je suis ridicule puisqu’il n’est que mardi, mais j’ai besoin de m’habituer à ma situation.

– Il ne faut pas m’appeler mon vieux, » commença Jacob.

Mais avant qu’il ait eu le temps d’entrer dans d’autres explications, Bill le dépassa d’un bond et traversa la cour pieds nus pour aller à la salle de bains.

« C’est comme cela que les gens prennent froid, » protesta Jacob.

Une demi-heure plus tard, le nouveau premier lad était en conversation avec son « patron ». Dans la lumière du petit matin, elle aurait dû paraître un peu pâle et les yeux un peu tirés. Au contraire, elle était plus jolie que jamais.

« Vous êtes vraiment admirable… » dit-il.

Elle lui lança un regard froid.

« D’être capable de vous lever si tôt sans y être obligée, continua-t-il avec entrain.

– Il y a beaucoup à faire, et nous sommes très peu nombreux parce que je n’ai pas les moyens de prendre beaucoup de personnel. Je voudrais que vous emmeniez Patience aux pistes et que vous lui donniez ainsi qu’à Seven Hills un galop très dur. Mon dernier premier lad était d’avis que je surentraîne les chevaux ; j’aimerais avoir votre opinion. Vous les avez vus hier.

– D’après moi, Patience est trop gras, dit-il. Et l’autre cheval, qui porte un si drôle de nom, est dans la plus belle condition qu’on puisse lui donner ; mais il est encore bien jeune. A-t-il du fond ? »

Elle hocha la tête.

« Mon père l’a nommé « 55 » ; il avait pour principe qu’un bon cheval devait être capable de faire facilement mille mètres en cinquante-cinq secondes sur notre terrain d’entraînement pour qu’on puisse le jouer avec confiance. Le nom de ce poulain est destiné à me rappeler constamment ce principe. Je pense que c’est purement et simplement un cheval de vitesse. Je le fais courir dans le Prix de Coventry, à Ascot, mardi prochain, et Patience dans la course d’Essai. C’est Patience que je voudrais que vous fassiez travailler, William… quel est votre nom de famille ? J’ai oublié de vous le demander.

– Lord, dit Billy rapidement, Bill Lord. Je m’occuperai de Patience. Cette course n’est que de 1.600 m., mais il n’y a pas grand-chose à gagner.

– Huit cents livres, dit la jeune fille sèchement. Si vous trouvez que « ce n’est pas grand-chose » vous devez voir joliment grand. Mais le prix est moins important que les paris.

– Parier ? dit-il incrédule. Vous pariez ? »

Elle lui désigna un banc rustique humide de rosée.

« Asseyez-vous. Je vais vous expliquer Fenton-Manor et vous dévoiler ses horribles secrets, dit-elle avec un demi-sourire qu’il trouva adorable. Je ne dirige pas cette écurie pour mon amusement ; c’est la seule manière de gagner de l’argent que je connaisse. Mon cher papa est mort très pauvre. Nous avons cette propriété, environ une douzaine de chevaux dont neuf d’entre eux – pauvres bêtes – ne valent pas la nourriture qu’on leur donne, deux vaches décrépites et une Ford. C’est là toute ma fortune. Trois de ces chevaux sont bons. Deux d’entre eux, Seven Hills et « 55 », courront le Derby, l’année prochaine. Seven Hills est un cheval de fond et pourrait devenir un grand cheval. « 55 » est un cheval de vitesse et je devrai probablement déclarer forfait pour ses engagements en mars prochain. Patience est fait pour les épreuves de quinze cents mètres – il a quatre ans – et c’est un bon cheval quand le terrain lui convient. Il ne peut galoper que sur un terrain dur comme de la brique. »

Il écoutait son bavardage, inconsciemment attiré par les bribes d’argot de course qui lui étaient si familières et qui paraissaient si étranges venant de sa bouche. Et cependant elle n’avait pas l’allure trop masculine, au contraire. Le feu de ses yeux bleus, les couleurs délicates de ses joues, la douce rondeur de son menton, le petit nez droit qu’il voyait de profil, tout était d’une délicieuse féminité.

« Il faut que je joue pour pouvoir vivre, dit-elle. Pendant toute sa maladie, mon cher papa m’a instruit dans l’art de la spéculation, et jusqu’à présent j’ai réussi. J’obtiens généralement des paris à des taux intéressants parce que mon écurie n’est pas une écurie connue. Et maintenant je crois que je vous ai tout dit. »

Elle le regarda et fronça les sourcils.

« N’allez-vous pas raser cette barbe ridicule ? demanda-t-elle. Et il faut vraiment que vous fassiez quelque chose pour guérir cet œil au beurre noir avant d’aller à Ascot.

– À Ascot ? dit-il en sursautant. J’irai à Ascot ?

– Naturellement, il faudra que vous y ameniez les chevaux, dit-elle un peu surprise.

– Ascot ! dit-il doucement et il rit. Quelle mauvaise farce ! Non, mademoiselle Barrington, je crois que je garderai mes favoris. J’ai dans l’idée que les favoris portent chance ! »

CHAPITRE IV

UN JOUEUR

La route étroite et pittoresque était devenue un enfer de bruit et de mauvaises odeurs. Les longs museaux nickelés des Rolls voisinaient avec les nez camus des Fords ; il y avait de grands autocars surplombant de petites deux places – transformées en trois places pour la circonstance, – de grandes voitures françaises, des voitures de louage très brillantes, des voitures lourdement chargées de gros hommes et de grosses femmes qui s’éventaient. La chaleur torride du soleil de juin sur cette route sans air, le bruit et le fracas des voitures, les fumées denses de vapeur d’essence et la lenteur exaspérante de chaque mouvement en avant éprouvaient la patience et le caractère de dix mille automobilistes embouteillés.

Trois sergents de ville trempés de sueur s’efforçaient de faire circuler deux interminables files de voitures qui se rejoignaient à une bifurcation de la route. Ils criaient après les conducteurs ; ils faisaient des signaux désespérés qu’on ne regardait pas ou qu’on ne comprenait pas, et, dans leur frénésie, ils hurlaient des insultes aux grands et aux petits qui les questionnaient.

Dans cet encombrement, tous les hommes se retrouvaient égaux. La luxueuse « Brayanze » de Lord Fellingfield se trouvait placée à côté d’un taxi dont deux des occupants avaient été condamnés dernièrement par le même Lord Fellingfield à quelques mois d’emprisonnement. Aaron Wintergold, dans un costume à carreaux et portant sur lui toute sa batterie de diamants, se trouvait joue à joue avec Lord Bramton qui l’avait fait expulser du champ de courses trois ans auparavant.

Une limousine resplendissante était occupée par deux jeunes gens à l’air ennuyé qui avaient chaud et se sentaient mal à l’aise avec leurs chapeaux haut de forme et leurs pardessus à taille pincée et deux jeunes femmes dont les yeux avaient ce regard tendu qui, dans l’aristocratie anglaise, signifie le comble de l’exaspération.

La voiture avançait de quelques mètres, puis s’arrêtait, son radiateur à quelques centimètres du numéro du taxi qui le précédait.

« C’est terrible, dit une des ladies, une jolie femme mince de quarante-cinq ans. Nous avons mis une heure pour faire cinq cents mètres... J’avais dit à Roger de prendre la route de Windsor. Il y a là un raccourci que n’emploient jamais les autocars.

– Si la police…, commença l’un des jeunes gens.

– Allons, Reggie, du calme… Qui est cet homme ? »

Ils avaient rejoint une élégante conduite intérieure dont le radiateur avait la forme de la proue d’un destroyer.

À l’intérieur était un homme d’un certain âge, de figure fine et agréable. Il était imberbe, mais deux favoris blancs comme neige descendaient le long de ses joues à mi-hauteur des oreilles. Ses sourcils embroussaillés encore noirs suffisaient à donner à son visage une apparence saisissante.

Il lisait un livre à travers des lunettes cerclées d’écaille, et la plus jeune des femmes de l’autre voiture se pencha au-dehors, lut le titre en haut d’une page et se mit à rire.

« Qui peut être la personne qui vient à Ascot avec l’Anabase de Xénophon ? » demanda-t-elle.

Comme s’il l’avait entendue, l’homme leva la tête, enleva ses lunettes et regarda ceux qui parlaient.

La vue de ses yeux fit frémir la jeune femme. Ils étaient bleus, d’un bleu que Mildred Semberson n’avait jamais vu. C’était le bleu vif de l’acier trempé, aussi dur, aussi brillant, aussi fascinant. Il lui jeta un coup d’œil, puis, replaçant ses lunettes d’un geste vif, il reprit sa lecture.

Une minute plus tard, son chauffeur, profitant d’une place vide dans la file, se glissa promptement entre les voitures.

« C’est Urquhart, surnommé « Fer et Enfer », dit Reggie Cambray avec un ricanement.

– Pourquoi a-t-il ce surnom diabolique ? demanda Lady Semberson, fronçant le sourcil. Il paraît être un inoffensif gentleman. »

Reggie secoua la tête.

« C’est un bookmaker qui le lui a donné, dit-il, c’est tout ce que je sais. C’est le plus grand parieur d’Angleterre. »

Mildred le regarda, incrédule.

« Cet aimable vieux gentleman, Reggie ? En êtes-vous sûr ?

– Reggie ne raconte pas d’histoire, » lui dit son frère, le second des jeunes gens à l’air ennuyé. « Urquhart, un véritable joueur professionnel, c’est la terreur du turf. Je croyais que tout le monde avait entendu parler du vieux « Fer et Enfer ». Il habite un vaste hôtel dans Belgrave Square. »

Lady Semberson changea la conversation.

« Pensez-vous, Reggie, que Lord Fontwell sera là ? » demanda-t-elle.

Reggie secoua tristement la tête.

« Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, dit-il.

– Vous ne savez pas ce qui lui est arrivé ? Bêtises ! L’un des plus riches jeunes gens d’Angleterre ne peut pas disparaître sans que quelqu’un en sache la raison. Je suppose qu’il s’est engagé dans une de ses stupides aventures. »

Elle regarda pensivement sa fille.

« Les gens de sa situation ont des obligations, dit-elle.

– Il les tiendra, dit le loyal Reggie.

– Je l’espère, » dit Lady Semberson.

Pendant qu’ils parlaient, l’autre voiture avait disparu. Ils arrivèrent sur une route plus large, surmontée de banderoles de calicot vantant les mérites de garages improvisés en vue des tribunes en briques rouges d’Ascot. Puis, ils rencontrèrent un nouveau flot d’arrivants qui s’avançait par l’allée couverte venant de la gare. Cette foule était plus variée. Il y avait des jeunes gens en chapeau haut de forme avec des bleuets à leur boutonnière ; des femmes élégantes, des hommes usés, avec des chapeaux de soie également usés et des guêtres dont les couleurs étaient passées au lavage ; des hommes et des femmes venus avec leurs habits de tous les jours. Ils avançaient en troupeau sur les sentiers et sur la route, puis venaient se joindre aux files devant les guichets d’entrée.

Jonah Urquhart était évidemment du nombre des privilégiés, car on lui ouvrit la porte de l’enceinte royale, grâce à la vue de l’insigne bleu qu’il portait. Les contrôleurs à son passage touchèrent le bord de leurs chapeaux cerclés d’un galon d’or. En noir des pieds à la tête, il faisait une tache sombre dans la foule joyeuse qui remplissait l’enceinte et submergeait le paddock. La coupe de son pardessus était un peu vieux jeu, mais le pardessus était indiscutablement neuf. Sans regarder à droite ni à gauche, il traversa jusqu’au bout le paddock assez désert. Un homme qui l’avait vu entrer et l’avait suivi s’approcha de lui :

« Eh bien, Robb ? »

La voix d’Urquhart était douce, presque plaintive, mais ses yeux d’acier étaient fixés sur son interlocuteur.

« Belafort court dans la première course, monsieur, dit son entraîneur respectueusement.

– Belafort ? dit le vieil homme songeur. Clockwise ne peut pas battre Belafort, n’est-ce pas ? »

Robb secoua la tête :

« Non, si la course de Nottingham était régulière, dit-il. Belafort a battu Stainlessknight en lui rendant sept livres et Clockwise est bien dix livres derrière Stainlessknight. »

M. Urquhart se frotta le menton, sans quitter l’autre du regard.

« Clockwise gagnera, dit-il doucement. Stainlessknight n’a pas peiné très dur à Nottingham. John Stathmore, le propriétaire, a truqué la course avec le propriétaire de Belafort, M. Jacques Gregory, et c’est la raison pour laquelle Stainlessknight a perdu. Envoyez-moi Cole… Qui est-ce qui monte mon cheval ?

– Merritt, monsieur.

– Envoyez-le-moi lorsqu’il aura été pesé. »

Il arpenta solitairement le coin désert du paddock. Un homme vint à lui en courant.

Cole était son principal commissionnaire, un homme très versé dans les choses des courses et qui se chargeait de tous ses paris.

« Ils vont faire de Belafort le favori, dit Urquhart sans préambule. Attendez que le marché soit formé, puis mettez deux mille livres pour moi sur Clockwise. »

Cole pinça les lèvres.

« Vous n’aurez pas une belle cote, monsieur Urquhart, dit-il. Les paris ne sont jamais très actifs pour la course d’Essai et deux mille livres vont faire de votre cheval le grand favori.

– Laissez-les crier, » dit le vieil homme laconiquement. Il appela le jockey qui attendait ses instructions.

« Merritt, vous montez mon cheval, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Très bien ? Vous allez suivre Belafort pendant la plus grande partie du parcours, puis vous viendrez et gagnerez la course. Ne le poussez pas ; laissez-le courir dans sa foulée et s’il a envie de prendre la tête en descendant la colline, laissez-le faire. Il se pourrait qu’il s’allonge un peu comme font les chevaux de son origine. Tenez-le bien et restez aux côtés de Belafort. Vous aurez la pointe de vitesse pour finir.

– Bien, monsieur, dit le patient jockey, mais est-ce que Clockwise peut battre Belafort ? Je montais Stainlessknight quand il a battu votre cheval, et j’ai été nettement battu sur Knight, à Nottingham. »

Le vieil homme esquissa un sourire.

« Ce n’est pas une chose à raconter, Merritt, dit-il gentiment. M. Jacques Gregory vous a ordonné de vous laisser enfermer et vous avez gagné noblement vos cent livres, mon garçon ! »

Le jeune Merritt rougit.

« Je ne sais pas ce que cela signifie, bégaya-t-il. C’est très grave, ce que vous dites là.

– Chut ! dit Jonah Urquhart, oublions tout cela. » Il se tourna vers un homme qui arrivait vers lui.

CHAPITRE V

LE GAGNANT DE LA COURSE D’ESSAI

Il y a des hommes qui préfèrent gagner un franc malhonnêtement que de gagner honnêtement cent francs.

Telle était la réputation de Sir Jacques Gregory. À cinquante-cinq ans il n’en paraissait que quarante, se tenait très droit, comme un ancien militaire. Il était devenu très riche. Tout ce qu’il touchait lui réussissait. Cependant, il n’avait pas toujours été propriétaire d’une des plus riches mines de charbon de la région et administrateur de grandes sociétés.

Il passait pour avoir dirigé une bande de tricheurs professionnels. On avait colporté sur lui des histoires de courses frisant l’escroquerie, qui avaient attiré sur lui l’attention des commissaires. Mais, aujourd’hui, personne n’osait plus dire ces choses à haute voix. Un journal qui avait osé faire allusion à ce passé avait été immédiatement poursuivi pour diffamation, et avait préféré payer plutôt que de risquer un procès douteux.

Quelques années auparavant, il avait roulé son meilleur ami. Et un jour de Derby, le pauvre Burton Barrington avait risqué toute sa fortune, avait engagé l’avenir de sa fille adorée sur un cheval que Gregory était parfaitement décidé à ne pas faire gagner.

Il avait dit à Barrington qu’il était difficile de mettre l’enjeu sur le cheval sans faire baisser la cote et l’avait présenté à un nouveau venu dans le monde des bookmakers qui accepta la totalité du pari que Barrington lui proposait. Quand l’argent fut là, il y eut une petite consultation entre propriétaire, jockey et entraîneur, dans un coin du paddock. Le cheval de Jacques Gregory qui avait une chance honorable, quoique relative, de gagner, fut savamment encadré par les autres chevaux en arrivant dans la ligne droite et termina piteusement quatrième.

Le vieil homme surveillait Gregory du coin de l’œil sans paraître le voir, il tira de sa poche un étui en cuir, choisit un cigare et l’alluma.

« Bonjour, Urquhart. »

Celui-ci leva lentement la tête et ses yeux d’un bleu d’acier fixèrent le visage souriant du baronnet.

« Bonjour, Sir Jacques, dit-il sans enthousiasme.

– Est-ce que votre cheval va gagner cette course ? »

Urquhart retira son cigare et le regarda pensivement.

« Non, je ne crois pas, dit-il, je ne peux pas battre votre cheval Belafort, n’est-ce pas ?

– Je ne le crois pas, dit l’autre. – À dire vrai, je suis plutôt content, car j’ai une grosse somme sur le mien. Il devrait gagner d’après sa course de l’autre jour. Il a battu très facilement Stainlessknight.

– Stainlessknight n’a pas couru sa chance, dit M. Urquhart sans chaleur, et personne ne le sait mieux que vous puisque vous vous êtes entendu avec le propriétaire. »

L’autre rit sans paraître troublé par cette assertion.

« Voilà une accusation plutôt grave contre un respectable propriétaire de chevaux de courses, Urquhart, dit-il. Vous êtes toujours fâché contre moi, n’est-ce pas ?

– Je le suis un peu, dit Urquhart, et il regarda au-delà du paddock la foule joyeuse, au-dessus de laquelle apparaissaient les casaques des jockeys.

– Vous pensez que je suis responsable de la fin prématurée de votre fils. Dites-moi, Urquhart, comment se fait-il que vous jouiez, vous, un respectable professeur de mathématiques à Cambridge. Je n’ai jamais su que vous étiez un homme de courses jusqu’à il y a quatre ou cinq ans, lorsque vous vous êtes subitement révélé. »

Urquhart prit son cigare à la main et le fixa comme pour y lire sa réponse.

« Je me suis mis à jouer, dit-il avec aisance, parce que c’est comme cela que je pourrai peut-être un jour vous ruiner, Gregory… Vous ruiner comme vous avez ruiné mon fils, ce garçon du plus grand avenir que vous avez acculé au suicide. Il est vrai que j’ignorais tout des courses jusque il y a cinq ans, mais les courses, comme le reste, sont en grande partie une affaire de mathématiques. J’ai appris tout ce que je sais dans les petites courses, sur les paddocks des petites réunions, et maintenant j’en sais long. »

Il se dirigea lentement vers l’enceinte et Sir Jacques Gregory le suivit, esquissant une grimace.

M. Urquhart pénétra d’un air détaché dans l’enceinte du Tattersall. Les paris battaient leur plein et le tumulte était épouvantable. Longeant la barrière, il s’approcha d’un bookmaker et l’interpella :

« Belafort est favori, n’est-ce pas ?

– Très nettement, fit le bookmaker.

– Et qu’est-ce que vous mettez sur mon cheval ?

– Je mets quatre cents livres, M. Urquhart. »

Urquhart acquiesça :

« Le double ?

– Non, dit le bookmaker avec un sourire. Je tiens à limiter mes pertes. Quatre cent livres seulement à la cote de quatorze contre quatre cents.

– D’accord. »

Il entendit un grognement de colère derrière lui. Gregory le regardait d’un air furieux.

« Je croyais que vous aviez dit que vous n’aviez pas confiance en votre cheval, s’écria-t-il… vous m’avez dit… »

Urquhart l’interrompit d’un geste amical.

« Mon ami, dit-il, j’ai pour principe de toujours jouer mes chevaux quelles que soient leurs chances. »

Gregory savait bien à quoi s’en tenir sur le « principe » d’Urquhart. Mais il ne put s’empêcher d’avoir un mouvement d’inquiétude. Il avait joué très gros sur son propre cheval et si le cheval d’Urquhart devait gagner, il pouvait sauver sa mise en le jouant.

« Que cote le cheval de M. Urquhart, demanda-t-il ?

– Cinq contre deux, » répondit le bookmaker. Gregory lança un juron de dépit.

« Ils sont partis, » fit une voix.

Une cloche sonna. Dans le Tattersall un silence complet s’établit, interrompu par l’appel d’une voix saccadée :

« Neuf contre quatre… Belafort !… Neuf contre quatre, Belafort ! »

Les chevaux arrivèrent groupés sur la crête de la colline. Urquhart braqua sur eux ses jumelles. À ses côtés, Gregory haletait.

« Votre cheval est battu, Gregory, dit le vieil homme avec une visible satisfaction ; et puis…

– J’offre quatre cents livres sur Patience ! »

Le bookmaker qui criait était tout près.

« Je vous le prends deux fois, » repartit le vieil Urquhart d’un ton calme.

Un cheval se détachait du peloton, un grand cheval bai couvert d’écume qui s’avançait d’un galop allongé et puissant. La silhouette vêtue de bleu et de gris qui le montait semblait le pousser en avant à chaque foulée.

« Patience a gagné, dit le vieil homme complaisamment. C’est un très bon cheval… à qui donc appartient-il ? »

Il consulta son programme :

« Propriétaire : Mlle Barrington ; entraîneur : Mlle Barrington, » lut-il.

Il releva la tête et jeta un regard très grave à Gregory.

« Barrington, dit-il, c’est la fille de Burton Barrington, Gregory. »

La figure du gros homme se crispa :

« Eh bien ! Et puis après ? »

Le vieil Urquhart hocha sa tête blanche :

« Elle nous a battus, vous et moi, dit-il lentement. Elle vous battra encore. Vous trembleriez si vous voyiez ce que je vois, Gregory. Cette jeune fille sera votre perte. »

CHAPITRE VI

LES PARIS DU NOUVEAU LAD

« Barrington, » répéta Sir Gregory en bégayant. Il jeta un coup d’œil sur le programme :

« Allons donc, dit-il à voix haute. De quoi parlez-vous, Urquhart ? Je n’ai peur de rien, moi. »

Le vieil homme aux yeux bleus s’en alla, traversa lentement l’enceinte royale et se joignit à la foule animée qui s’empressait vers le paddock. Il y découvrit bientôt la jeune fille qui avait suivi son cheval dans l’enclos.

Contrastant avec la foule gaiement habillée qui piétinait à quelques pas de là, elle était vêtue simplement, sévèrement même ; son tailleur de serge très seyant d’ailleurs, son petit chapeau sans ornement et ses fortes chaussures étaient assez inattendus dans ce lieu où chatoyaient les soieries les plus brillantes.

Ignorant les regards des spectateurs, elle tournait autour de son cheval, se baissant pour passer ses mains dégantées le long de chacune de ses pattes. Puis elle se redressa pour lui caresser l’encolure. La bête tourna la tête et la regarda.

La vérification du poids une fois faite, le premier lad conduisit le cheval hors de l’enceinte, se frayant avec difficulté un passage à travers la foule. La jeune fille le suivit. À l’extrémité du paddock, à la place même où M. Urquhart avait donné ses instructions, il s’arrêta. Un petit garçon d’écurie prit le cheval de ses mains et tous deux se mirent en devoir de le frotter.

« Vous aviez raison, Lord, dit la jeune fille. Il a gagné facilement, mais vous avez tort de dire qu’il est gras.

– Il est gras, dit le premier lad calmement, mais les autres bêtes sont encore plus grasses. »

Stella Barrington le regarda d’un air interrogateur.

« Vous auriez dû vous raser, dit-elle. Tout le monde remarque votre apparence négligée.

– Avez-vous parié, demanda-t-il sans paraître entendre son observation.

– Belafort était un peu inquiétant, dit-elle, en hochant la tête.

– Belafort était battu d’avance par le cheval d’Urquhart, répondit-il.

– Avez-vous parié sur le mien ? demanda-t-elle quelque peu irritée.

– J’ai vingt-cinq livres dessus… » commença-t-il.

Il s’interrompit.

« Comment, dit-elle, vingt-cinq livres. »

Elle le regarda incrédule, et il sentit qu’il lui devait une explication.

« J’ai rencontré un bookmaker qui m’a connu dans des jours meilleurs, dit-il, et comme cet homme confiant m’a offert de mettre deux cent cinquante contre vingt-cinq, j’ai accepté. Je pensais que si je refusais, cela pourrait le blesser. »

Il regarda autour de lui.

« Voilà votre victime, » dit-il, baissant la voix.

Elle se retourna et aperçut Jonah Urquhart.

Le vieil homme la salua d’un geste bref.

« Bonjour, mademoiselle Barrington. Puis-je vous féliciter de votre victoire ? »

Elle lui sourit :

« Cela est très généreux de votre part, monsieur Urquhart. J’ai peur que nous ayons bouleversé votre course. »

Il secoua la tête.

« Je n’ai pas perdu d’argent, dit-il. J’ai parié sur votre cheval pendant la course. »

Il regarda le cheval d’un œil critique.

« C’est un grand cheval, dit-il, mais j’ai connu votre père, mademoiselle Barrington, ajouta-t-il sans transition. J’ai lu il y a quelque temps dans un journal sportif que vous aviez repris son écurie d’entraînement. Avez-vous beaucoup de chevaux ?

– J’en ai deux ou trois bons, elle sourit de nouveau, et quelques-uns qui sont vraiment très mauvais. »

Il regarda le bout de son cigare et en fit lentement tomber la cendre grise.

« Je pourrais vous envoyer quelques-uns de mes chevaux si vous pouvez leur donner des box dans votre écurie, » dit-il. Il la vit hésiter.

« C’est très gentil de votre part, monsieur Urquhart, mais, pour le moment, je ne crois pas que je puisse assumer d’autres responsabilités que celles de mes propres chevaux.

– Je vous comprends. Avez-vous un autre gagnant aujourd’hui ? demanda-t-il en feuilletant le programme.

– J’ai un cheval dans le Prix de Coventry, dit-elle, mais je ne crois pas qu’il puisse gagner.

– « 55 », dit-il. A-t-il déjà couru ? »

Elle secoua la tête.

« Non, ce sont ses débuts, mais je ne crois pas qu’il soit assez bon. On me dit que le cheval de Lord Fontwell, Meyrick, doit gagner.

– Je vois là trois chevaux, dit-il, en désignant le programme de la pointe de son crayon en or. Meyrick peut gagner, je crois. C’est certainement un bon cheval, je l’ai vu au paddock il y a quelque temps ; Bruyère de l’Ouest, le cheval de M. Cambray, doit aussi avoir une chance. Il est entraîné dans la même écurie que le cheval de Lord Fontwell. Et vous en avez un troisième à battre – d’un trait de crayon il marqua un autre nom – Dorie, la pouliche de Lord Thrapton. J’ai vu cette jeune personne gagner très facilement à Newbury. Elle peut battre les trois autres…

– Elle ne battra ni Bruyère de l’Ouest ni Meyrick, » interrompit Bill sans se retourner.

Le jeune fille resta embarrassée :

« C’est mon nouveau premier lad, monsieur Urquhart, dit-elle en souriant gauchement. Il a des idées à lui.

– C’est fort bien ainsi, » dit M. Urquhart, en jetant un regard sombre à M. Lord qui ricanait.

Le vieil homme se retourna prêt à s’en aller, mais il semblait avoir quelque chose à dire et la jeune fille attendit.

« Je ne sais quelle est votre situation, mademoiselle Barrington, dit-il, ni de quelle aide vous pourriez avoir besoin ; mais si vous avez jamais des difficultés de n’importe quel ordre, je pense que ce serait un très grand honneur pour moi si vous vouliez m’en faire part. »

Il tendit sa fine main blanche et la jeune fille la prit dans les siennes.

« C’est très aimable à vous, monsieur Urquhart, » dit-elle doucement.

Dans un autre coin du paddock l’honorable Reggie Cambray était occupé à se dégager des attentions de Lady Semberson.

« Mais c’est un fait, Reggie, dit cette dame sévèrement, je vous ai vu devenir tout blanc, tout à l’heure, devant le cheval gagnant.

– Un peu d’indigestion, murmura Reggie. Je n’aurais pas dû venir à Ascot aujourd’hui.

– Allons donc, dit Lady Semberson. Et pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de Lord Fontwell ? Je viens seulement d’entendre raconter son histoire par le major White.

– Bill Fontwell n’est pas ici, dit Reggie à voix haute.

– Bien entendu, il n’est pas ici. Je ne dis pas qu’il soit ici, dit Lady Semberson furieuse. Je parle de ce pari ridicule de mille livres qu’il a fait avec vous. Vous ne m’en avez pas parlé.

– Un pari ? dit Reggie d’un air innocent.

– Allons, Reggie, vous savez fort bien de quoi il s’agit. Vous avez parié mille livres avec Lord Fontwell qu’il ne pourrait pas aller à Édimbourg et en revenir à pied en quinze jours, sans bagages, et n’ayant pour tout argent sur lui que cinq shillings.

– Je ne vous en ai pas parlé ? demanda Reggie faiblement. Le fait est que, tante…

– Le fait est que, Reggie, vous avez fait courir à ce garçon de terribles risques. Comment, il peut être assassiné, il peut être mort dans un lieu solitaire, ou être malade. Vous avez le devoir de prévenir la police de ce qui est arrivé et de la mettre sur la piste. Si vous ne le faites pas, je le ferai moi-même.

– Non, non, dit Reggie, pris de terreur, ne prenez pas cette peine. Je m’en occuperai ; de plus, j’ai entendu parler de Bill ce matin.

– Vous ne m’avez pas dit cela, dit-elle indignée. Vous avez dit distinctement en voiture que vous n’aviez pas entendu parler de Lord Fontwell. Vraiment, Reggie, vous êtes impardonnable ! »

Toute à son indignation, elle s’éloigna laissant le jeune homme tout seul. Après un coup d’œil circulaire, il traversa le paddock à grandes enjambées. De loin, il vit le premier lad qui finissait de soigner Patience. Il était en train de mettre une sangle sur la couverture lorsque Reggie s’approcha.

« Puis-je vous dire quelques mots ? » demanda Reggie d’une voix tremblante.

Bill Lord regarda autour de lui et scruta l’élégante silhouette avec un intérêt bienveillant.

« Certainement, monsieur, dit-il. Mais comme vous le savez, nous autres lads n’avons pas le droit de donner des tuyaux aux étrangers, et les commissaires pourraient vous donner un avertissement. Si vous désirez avoir des informations sur les chevaux… »

Le petit garçon d’écurie qui tenait le cheval ouvrait la bouche toute grande.

« Je suis à vous, monsieur, » dit Bill, quand le cheval fut parti et que le lad ne put plus entendre.

CHAPITRE VII

LORD FONTWELL DONNE SES ORDRES

« Mon cher vieux copain, murmura Reggie. Pourquoi as-tu fait cela ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Je n’ai jamais entendu parler d’une chose aussi extraordinaire.

– Reggie ! dit Bill impérieusement. Tais-toi et continue gentiment à te taire ! J’ai trouvé du travail.