Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

ALINE

© 2019 Librorium Editions

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I

Julien Damon rentrait de faucher. Il faisait une grande chaleur. Le ciel était comme de la tôle peinte, l’air ne bougeait pas. On voyait, l’un à côté de l’autre, les carrés blanchissants de l’avoine et les carrés blonds du froment ; plus loin, les vergers entouraient le village avec ses toits rouges et ses toits bruns.

Il était midi. C’est l’heure où les grenouilles souffrent au creux des mottes, à cause du soleil qui a bu la rosée, et leur gorge lisse saute à petits coups. Il y a sur les talus une odeur de corne brûlée.

Lorsque Julien passait près des buissons, les moineaux s’envolaient de dedans tous ensemble, comme quand une pierre éclate. Il allait tranquillement, ayant chaud, et aussi parce que son humeur était de ne pas se presser. Il fumait un bout de cigare et laissait sa tête pendre entre ses épaules carrées. Parfois, il s’arrêtait sous un arbre ; alors l’ombre entrait par sa chemise ouverte ; relevant son chapeau, il s’essuyait le front avec le bras. Puis il se remettait en chemin, sortant de l’ombre, et sa faux au soleil brillait comme une flamme. Il reprenait sa marche d’un pas égal. Il ne regardait pas autour de lui, connaissant toute chose et jusqu’aux pierres du chemin dans cette campagne où rien ne change, sinon les saisons qui s’y marquent par les foins qui mûrissent ou les feuilles qui tombent. Il songeait seulement que le dîner devait être prêt et qu’il avait faim.

Mais, comme il arrivait à la route, il s’arrêta tout à coup, mettant la main à plat au-dessus de ses yeux. C’était une femme qui venait. Elle semblait avoir une robe en poussière rose. Il se dit : « Est-ce que ça serait Aline ?… » Lorsque celle qui venait fut plus près, il vit que c’était bien Aline. Il eut un petit coup au cœur.

Elle marchait vite, ils se furent bientôt rejoints. Elle était maigre et un peu pâle, étant à l’âge de dix-sept ans, où les belles couleurs passent souvent aux filles, et elle avait des taches de rousseur sur le nez. Pourtant, elle était jolie. Son grand chapeau faisait de l’ombre, sur sa figure, jusqu’à sa bouche qu’elle tenait fermée. Ses cheveux blonds, bien lissés par devant, étaient noués derrière en lourdes tresses. Elle avait un panier au bras ; ses gros souliers dépassaient sa jupe courte.

Julien dit :

— Bonjour.

Elle répondit :

— Bonjour.

C’est de cette façon qu’ils commencèrent. Julien dit ensuite :

— D’où est-ce que tu viens ?

— De chez mon oncle.

— Il fait bien chaud.

— Oh ! oui.

— Et puis c’est loin.

— Trois quarts d’heure.

— C’est que c’est pénible avec ce soleil et cette poussière.

— Oh ! je suis habituée.

Ils se tenaient l’un devant l’autre comme des connaissances qui se font la politesse de causer un peu, s’étant rencontrées. Julien avait une main dans sa poche, l’autre sur le manche de sa faux, et il tournait la tête de côté tout en parlant. Mais les oreilles d’Aline étaient devenues rouges. Et, lui aussi, malgré son air, il avait quelque chose à dire, qui n’était pas facile à dire, c’est pourquoi il ne chercha d’abord qu’à gagner du temps.

Il demanda à Aline :

— Où est-ce que tu vas ?

Elle dit :

— Je rentre.

— Moi aussi. Veux-tu qu’on fasse route ensemble ?

Et, pendant qu’ils marchaient l’un près de l’autre, Julien allait fouillant dans sa tête, mais il y a des fois où on a les tuyaux de la tête bouchés. Il regardait en l’air. On apercevait dans les branches les cerises qui étaient blanches du côté de l’ombre et rouges du côté du soleil. Les abeilles buvaient aux fleurs toutes ensemble. Bientôt le village parut. Le temps passait. Alors Julien poussa plus profond encore, jusque là où les idées se cachent, et recommençant :

— J’ai fauché toute la matinée, c’est pas commode par ce sec. C’est des jours de la vie où on n’a pas courage à vivre.

— C’est vrai, répondit Aline, on n’a de plaisir à rien.

— Et puis, dit-il, ayant trouvé, il y a longtemps qu’on ne s’est pas revu.

Aline baissa la tête. Elle dit :

— C’est que c’est le moment où le jardin demande. Et puis, maman qui est toute seule…

Mais, comme il était têtu :

— Écoute, reprit-il, si tu étais gentille, eh bien, on se reverrait.

Aline pâlit.

— Hein ? dit-il.

— Je ne sais pas si je pourrai.

— Du diable pourtant ! on a des choses à se dire.

Ce fut le moment où elle hésita, et son cœur se balançait comme une pomme au bout de sa branche ; puis l’envie fut la plus forte.

— Si je me dépêche bien, dit-elle, peut-être une fois.

— Alors quand ?

— Quand tu voudras.

— Ça va-t-il ce soir, vers les Ouges ?

— Oh ! oui, peut-être.

Ils arrivaient au village ; les maisons se tenaient au bord de la route avec leurs jardins, leurs fontaines et leurs fumiers. Julien dit encore :

— À ce soir.

Elle répondit :

— Je tâcherai bien.

— Pour sûr ?

— Pour sûr.

Aline vivait seule avec sa mère dans une petite maison. Elles avaient encore une chèvre et un champ qui leur faisait deux cents francs par an, étant bien loué. La vieille Henriette aimait l’argent, qui est doux à toucher, comme du velours, et il a une odeur aussi. Mais, si elle aimait l’argent, c’est qu’elle avait tant travaillé pour le gagner qu’il lui en restait un cou tordu, un dos voûté et des poignets comme deux cailloux. Les veines sous la peau de ses mains ressemblaient à des taches d’encre. Comme elle n’avait plus de dents, son menton remontait jusqu’à son nez quand elle mangeait. Elle allait dans la vie avec tranquillité et sans hésitation, ayant fait ce qu’il fallait faire ; elle voyait ce qui est bien, ce qui est mal ; et puis elle attendait de mourir à son heure, car Dieu est juste, et on ne va pas contre sa volonté. Elle avait un bonnet noir sur ses cheveux tirés aux tempes. Les jours s’en venaient, les jours s’en allaient et les plantes poussaient, chacune en sa saison.

Elle dit à Aline :

— Tu es restée bien longtemps.

Aline répondit :

— J’ai été aussi vite que j’ai pu.

Elle pensait à Julien, c’est pourquoi elle était distraite. Elle se rappelait les premières fois qu’elle l’avait vu, et ils se connaissaient depuis l’école, seulement il était déjà depuis longtemps dans les grands qu’elle était encore dans les toutes petites. Et, un jour, ils s’étaient rencontrés, Julien l’avait accompagnée, ensuite il était revenu : au commencement, elle n’y avait pas pris garde ; puis, peu à peu, elle avait eu plaisir à le voir, parce que l’amour entre dans le cœur sans qu’on l’entende ; mais, une fois dedans, il ferme la porte derrière lui.

L’après-midi passa lentement. La chaleur alourdit les heures comme la pluie les ailes des oiseaux. Aline cueillait des laitues avec un vieux couteau rouillé. Quand on coupe le tronc, il en sort un lait blanc qui fait des taches brunes sur les doigts et qui colle. Les lignes dures des toits tremblotaient sur le ciel uni, on entendait les poules glousser, les abeilles rebondissaient à la cime des fleurs comme des balles de résine. Le soleil paraissait sans mouvement. Il versait sa flamme et l’air se soulevait jusqu’aux basses branches des arbres où il se tenait un moment, puis retombait ; les fourmis couraient sur les pierres ; un merle voletait dans les haricots. Lorsque son tablier fut plein, Aline considéra le jour, le jardin, la campagne ; déjà le soleil descendait en vacillant vers la montagne à l’horizon ; un peu plus tard, il s’aplatit dessus comme une boule de cire qui fond. Des charrettes roulaient sur la route. L’heure était venue. Elle avait dit : « Pour sûr. »

Elle se sauva à travers les prés jusque vers les Ouges. C’était un endroit humide où un ruisseau s’était creusé un lit dans la terre noire ; et il y avait un bois à côté.

Elle arriva la première, mais Julien ne tarda pas. Il avait passé sa veste du dimanche par-dessus sa chemise. Ils s’assirent à la lisière du bois. Une cendre rose tombait du haut de l’air ; les oiseaux, au-dessus de leurs têtes, regagnaient leurs nids en battant de l’aile ; un chien aboyait au loin ; quelquefois, un bruit de voix venait jusqu’à eux.

Julien dit :

— Tu vois que tu as bien fait de venir. Qui est-ce qui nous verrait ?

Aline répondit :

— Et si on me cherche ?

— Tu as bien le droit de sortir un moment. On ne fait point de mal, ou quoi ?

— Oh ! non, dit-elle.

Et, tout à coup, elle sentit tellement de bonheur entrer dans son cœur que son cœur était trop petit. L’ombre caressait ses cheveux. Elle pensait qu’elle ne faisait point de mal, en effet. Elle était venue là parce que Julien était son bon ami. Et elle aurait aimé à ne pas parler et à ne pas bouger, pour voir le ciel et les arbres et tout ce qu’il y avait de doux dans l’air ; mais voilà que Julien dit :

— Je t’ai apporté quelque chose.

Il tira un petit paquet de sa poche.

— C’est pour toi.

Elle fut bien surprise d’abord ; et son grand bonheur s’en alla, et elle eut un peu peur ; elle dit :

— Je n’ose pas.

— Quelle bêtise !

Mais ensuite elle ouvrit la main ; le petit paquet était léger et noué d’une ficelle. Il y avait d’abord un papier gris ; dessous, un papier de soie attaché d’un ruban bleu ; enfin, dans le papier de soie, une boîte de carton. Un monsieur et une dame tout petits et assis sous une tonnelle étaient peints sur le couvercle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Regarde, je ne veux pas te dire.

Ayant ouvert la boîte, elle vit dans la ouate rose deux boucles d’oreilles en argent doré avec une boule de corail. Elle ne dit rien. Quelque chose se serrait dans sa poitrine.

Julien demanda :

— Est-ce que ça te plaît ?

— Oh ! tellement.

— J’ai acheté ça à Lausanne.

Elle reprit :

— Oh ! merci bien.

Et il la considérait d’un air satisfait, jouissant d’être assez riche pour acheter des cadeaux à sa bonne amie, sans se priver de son verre de vin et de son cigare.

— Touche voir, dit-il, c’est lourd.

Aline hocha la tête.

— Il y en a que c’est creux, tu sais ; ça, c’est du massif.

Il ajouta :

— Seulement, il te faut aussi me donner quelque chose.

— Oh ! dit-elle, je voudrais bien, mais je n’ai rien.

— Que oui, quelque chose que tu as.

— Quoi ? dit-elle.

— Oh ! dit-il, rien qu’un petit baiser.

Aline devint toute rouge. Julien répétait :

— Rien qu’un petit baiser, un tout petit, sur le bout du nez, pour rire.

— Oh ! alors non.

— Est-ce que tu sentiras seulement ? On n’a pas le temps de compter un que c’est fini.

— Oh ! non, dit-elle, je ne peux pas.

Elle savait bien que les baisers sont défendus. Celles qui se laissent embrasser, on se les montre entre filles en se poussant du coude. Et il y a encore le catéchisme, où on va pendant deux ans, à la maison d’école. Le pasteur lit dans un livre. On apprend ce qui est permis et ce qui n’est pas permis. On apprend aussi que les méchants sont punis et les justes récompensés. Et Aline était de bonne volonté pour le bien.

Mais Julien, s’enhardissant, lui avait passé le bras autour de la taille. Et elle chercha bien à se défendre, mais le crépuscule la poussait, l’herbe aussi, avec sa rosée, les branches, l’ombre qui disait : « Va vers lui. » Son cœur s’était gonflé et il pesait avec toutes ces choses, l’inclinant vers Julien. Elle sentit la bouche de Julien sur sa bouche, et son corps se fondit comme la neige dans le soleil.

Elle rajusta ses cheveux défaits. Les dernières clartés du jour se dissipaient à l’horizon. Elle comprit qu’il était tard et elle partit en courant.

Que la campagne était déserte ! Le frôlement de ses pieds dans l’herbe était pareil à un grand bruit. La première étoile était venue. Elle avait comme un petit grelot dans le cœur qui sonnait tout le temps, disant : « J’aime bien Julien… j’aime bien Julien… » Elle tenait la boîte dans sa main fermée ; elle pensait par moment : « Julien m’aime bien aussi. »

Les nuits d’été sont courtes. Au tout petit matin, les ouvriers partent faucher, pendant que l’herbe est encore tendre. On remue dans les maisons, les coqs chantent de poulailler en poulailler. La vieille Henriette se leva la première ; elle était toujours debout avant l’aube, ses habitudes étant réglées comme la mécanique des pendules. Et dès qu’elle fut habillée, elle alla appeler Aline.

Le soleil s’éleva d’un bond sur la forêt. C’était un nouveau jour de la vie. L’eau sur le fourneau se mit à bouillir. Quand le café fut prêt, les deux femmes s’assirent à table. Et Aline avait bien un peu honte, n’étant plus aujourd’hui ce qu’elle était la veille ; pourtant, elle mangeait et buvait ; et même, à la fin, elle dit :

— Maman, comment est-ce qu’on se fait des trous dans les oreilles ?

Henriette fut bien étonnée.

— Pour quoi faire ?

— Comme ça.

— Est-ce que je sais, moi ? c’est bon pour les dames.

Aline se tut. Mais, quand elle fut seule, elle alla devant son miroir et, prenant une aiguille, elle se l’enfonça dans l’oreille. Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier, tellement elle eut mal, et une petite perle de sang se forma sur la peau ; le trou pourtant n’était pas fait, elle vit que c’était trop difficile.

Elle cacha la boîte au fond d’un tiroir ; elle se levait la nuit pour aller la regarder.

II

Une fois qu’elles avaient déjeuné, – et les vieilles n’aiment rien autant que leur café, – Henriette et Aline faisaient le ménage ; ensuite, elles portaient à manger à la chèvre. Comme elle était blanche, on l’appelait Blanchette ; elle mangeait en bougeant le museau ; il fallait encore la traire, l’heure du dîner était bientôt là. Alors, quand la journée a tourné, le temps va vite ; c’est comme un seau qui s’est rempli lentement, et qui se vide tout d’un coup. Si bien que ce n’était qu’après le souper qu’Henriette avait un petit moment à elle, pour aller faire une visite ou une emplette.

Mais c’était surtout le jardin qui prenait du temps, parce qu’il faut bêcher et arroser sans s’arrêter, si on veut avoir de bons légumes ; et il a besoin de beaucoup d’eau durant l’été, de bonne heure le matin et tard le soir, car l’eau avec le soleil met le feu aux plantes, comme on dit. Enfin, les mauvaises herbes viennent bien toutes seules, mais rien de ce qu’on sème et de ce qu’on plante, au contraire.